Hugo Roux. « Aux âmes bien nées… »
15 décembre 2021Rencontre avec Hugo Roux à un moment clé de sa carrière et de la Compagnie Demain dès l’aube. Illustration du paradoxe français : tu es trop jeune, fais tes preuves. Tu es trop vieux, tu t’accroches ou on te balance. Entre les deux ? Cohésion, transmission, passation ? « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » Cahiers de prison de Antonio Gramsci.
[ La photo a été prise au Festival de Malaz 2021. Hugo, à gauche, et le président de la Compagnie. Le panneau » Ne pas monter » prend tout son sens avec certains propos de Hugo dans notre conversation]
Travail, humanité, engagement
Hugo, comment définirais-tu ton théâtre ?
Plutôt que de donner une vision d’ensemble, il est plus simple de partir des facteurs récurrents dans les différents projets que j’ai menés. Je porte une attention toute particulière à l’humain, aussi bien dans la fabrication du spectacle que dans le résultat final. C’est un peu paradoxal, nous portons un texte, une écriture et nous le faisons ensemble. La question est de maintenir de l’humanité dans un travail très difficile. Ce travail qui demande un engagement un véritable engagement qui pourrait sombrer dans une sorte de dévotion. On travaille au-delà des horaires normaux, on s’engage dans des choses qui nous dépassent. Le dispositif scénique doit être conçu pour ne jamais perdre le contact avec l’acteur, ni avec le texte.
Le texte d’abord
Le théâtre actuel est en crise en ce qui concerne le texte. On furète de tous côtés pour savoir quelles écritures travailler au théâtre. On a d’abord adapté des romans, ensuite écrit des textes nous-mêmes, parfois on s’est tourné vers l’improvisation totale. Aujourd’hui on reprend sur scène des films qui ont été tournés dans les années 70. Quel est notre matériau ? Comment être en prise avec l’actualité, avec la société ? Pour moi, c’est la volonté absolue de mettre le texte au centre de notre travail qui prime. Il nous dépasse et nous sommes tous à son service.
Le théâtre pour se dépasser ensemble
L’objectif dépasse toutes les contraintes et crée une sorte de vocation.
Une vocation partagée par l’ensemble de l’équipe. De la scénographe au gars qui fait le son, en passant par les acteurs tout le monde sait que seul le texte nous mettra d’accord. Encore une fois, nous sommes à son service. J’étais réticent à adapter un roman. Il n’y aurait pas assez de pièces de théâtre ? On a senti dans le texte de Nicolas Mathieu la possibilité d’un dépassement, une langue, quelque chose au service de quoi on pouvait se mettre.
Le théâtre fédère, trouve un objectif commun qui permet de se dépasser. Ce que la politique n’arrive plus à faire.
Incarner une langue qui (im)porte
Le théâtre porte aussi un discours d’un niveau que la politique a déserté. C’est le règne du tweet, de la communication instantanée, des effets d’annonce. La langue est un élément constitutif, d’où l’importance d’être des passeurs d’écriture. Nicolas Mathieu va piocher dans notre oralité quotidienne pour l’ériger en langue !
Vive la liberté !
Nous héritons de la langue. Elle nous faits. Il est normal que ton théâtre très social lui accorde cette importance. Leurs enfants après eux arrive au moment où tu changes de résidence artistique. Dans la discussion avec le public, à Thonon, il a été question de la liberté que nous laissent tous les conditionnements. Nicolas Mathieu dit qu’un degré de liberté en plus ou en moins, ça change tout. Ce qui se joue sur une scène de théâtre, c’est la recherche de liberté.
J’ai senti au cours de ce travail qu’il se passait quelque chose d’important. Encore plus que d’habitude. On est tout le temps en train d’apprendre. Là j’ai senti s’ouvrir un espace de liberté dans des scènes que je n’aurais pas traitées comme ça il y a deux ou trois ans. J’aurais été davantage dans une convention, dans des codes qui auraient parcouru tout le spectacle. Je me suis rendu compte que je pouvais passer par une voix of. Où bien passer par un comédien pour prendre en charge la narration. On peut jongler avec les conventions. La manière de s’approprier tout ça, les images, a été un vrai bonheur ! Pareil pour l’acteur ! Il est empêtré dans des contraintes de micro, de perruque, de costumes à changer en quelques secondes, de place ou d’attitude par rapport à la lumière. Dans tout ça, il doit créer du sublime, être présent.
Nietzsche disait « Un acteur doit savoir danser dans ses chaînes ». C’est un phrase guide sur la liberté.
Aller à l’essentiel
Les textes que tu choisis traitent de ce thème : la contrainte sociale, familiale, ce qu’on peut en faire. C’est une approche sociale, sociologique. Entre les deux termes est apparu le sociétal, comme pour édulcorer les choses.
Une bonne part du débat politique est polluée par des polémiques accessoires destinées à nous perdre. Le capital active son système de défense en faisant apparaître de faux problèmes auxquels les gens attachent une importance incroyable .Ils oublient le fondement et l’origine de ces problématiques. Il est nécessaire de revenir à une rhétorique marxiste de la lutte des classes pour montrer ce qui se passe réellement. À la fin de la pièce, la mère dit « La crise n’est pas un destin, c’est une position dans l’ordre des choses. Notre position. On est la crise ! » De cette position dans l’ordre social ne peut surgir que ce qui se passe dans ce spectacle. Rien d’autre.
Inventer des concepts, un langage
Il est nécessaire de ne pas suivre le progrès, même si ça paraît réactionnaire. J’en parle beaucoup avec Ferdinand qui a été mon collaborateur artistique sur ce projet. Le vocabulaire, la rhétorique qu’on utilise sont captifs d’un système. C’est une rhétorique de droite. Ferdinand me disait « La gauche est forte quand elle invente son vocabulaire. » Il faudrait être capables de poser de nouveaux concepts pour réactiver une marche en avant, être les pionniers de cette invention langagière.
Steinbeck, pour traduire une vraie colère personnelle
Puisqu’on parle d’engagements et de grands textes, est-ce que ça ira jusqu’à écrire tes propres textes ?
Pour l’instant je suis toujours caché derrière une œuvre que j’adapte. Tant que je n’aurai pas échafaudé une langue-ce qui n’est pas mon envie actuelle-je ne créerai pas un spectacle entièrement de moi pour la performance. Parmi les textes qui m’attirent en ce moment, il y a Les raisins de la colère de Steinbeck. Ce serait une continuité logique de mon travail mais je n’arrive pas à obtenir les droits. J’ai beaucoup de projets en tête. Il faut trouver le bon. Il serait intéressant d’analyser la part de liberté qu’il y a dans le choix d’un texte ! Ce qui n’arrange pas la situation, c’est ma jeunesse.
On a le droit d’être en colère
Avoir ton approche de la politique et de la société est étonnant . Tu n’as que 26 ans.
Je suis habité d’une sorte de colère, d’où mon envie de travailler sur Steinbeck. Mes premières notes pour ce travail expriment qu’il faut réhabiliter le sentiment de la colère. On a le droit d’être en colère ! Dès qu’on élève la voix, on nous dit « Monsieur, restez calme ! ».
« Demain dès l’aube », c’est déjà aujourd’hui
Le maître mot est la bienveillance, qui lénifie tout.
Le moindre saut de langage dans des situations tellement révoltantes, tellement injustes lorsque l’on met ensemble sur un plateau TV un député et un gilet jaune…si le gilet jaune élève un peu la voix, on lui dit de rester calme ! Qu’on ne peut pas débattre avec lui. Il y a quelque chose de la colère, de l’injustice qui me meut depuis longtemps et motive ma démarche artistique. Tout ça charrie un cortège d’impatience. Je suis d’autant plus fier du spectacle que nous avons construit sur le plateau de Thonon. Il est important et les pros qui viennent nous voir remarquent que nous l’occupons parfaitement.
Un théâtre en véritable lien avec le public
C’est à eux de faire en sorte que ça marche. De prendre des risques calculés.
Il est nécessaire d’ouvrir des créneaux pour les troupes en émergence. Les programmateurs doivent créer une confiance avec leur public. S’ils ne créent pas ce mouvement, effectivement, ils peuvent avoir peur de remplir leurs théâtres. I
Réévaluer la portée d’une création artistique autrement qu’au nombre de billets vendus
Nous rejoignons une conversation qui s’était tenue au Festival de Malaz avec le président de ta troupe. Il faudrait estimer la portée d’un spectacle autrement qu’au nombre d’entrées.
Pourtant l’approche est la même au niveau du département ou de la région. Les élus se contentent de nous dire « Notre enveloppe est constante. » C’est donc une baisse constante due à l’inflation. Le budget de la culture baisse d’année en année alors que de plus en plus de gens veulent y exercer leur métier. Alors on déshabille les uns pour habiller les autres. Lang, de qui on peut penser ce qu’on veut, a su montrer une véritable volonté pour obtenir davantage. Notre époque connaît une forme d’autoritarisme inquiétante.
« Je voulais parler d’enfants qui grandissent dans un monde qui décline »
Les structures traditionnelles s’accrochent encore plus parce que d’autres modèles apparaissent. Tu es pris là-dedans.
C’est ce que dit Nicolas Mathieu à propos de son roman, « Je voulais parler d’enfants qui grandissent dans un monde qui décline. » Notre société aide les gens qui ont déjà fait leurs preuves. Plus tu tournes, plus tu es soutenu. Plus tu es soutenu, plus tu peux payer des chargés de diffusion pour tourner encore plus. Comment faire pour soutenir les jeunes équipes avec une enveloppe constante ?
Culture artistique et paysanne
Leurs enfants après eux traite de notre part de liberté. Tu quittes Annecy pour Thonon, est-ce que tu y trouves une part de liberté ?
J’aurai des moyens plus importants, au sein d’une structure qui rayonne davantage. La résonance que prend le spectacle en est déjà le fruit. Certains me disent que ça me fait sortir de ma zone de confort ! On a déployé des efforts considérables pour aller travailler dans les EHPAD, dans les établissements scolaires, devant des personnes en situation de handicap, dans les prisons. On est vraiment allés au contact des gens. Ce qui m’a le plus bouleversé ici, à Seynod, les 2 et 3 décembre, c’est la différence des profils présents dans la salle. Des habitués de l’Art Seyn au côté d’anciens amis lycéens devenus des agriculteurs qui ont repris les exploitations maraîchères de leurs parents. Des gens devenus sociologues ou scénaristes qui revenaient de Paris. On a travaillé, on a labouré la terre de cette commune. Je comprends qu’il faille tourner, mais comment se fait-il qu’on n’organise pas mieux cette situation. Pourquoi couper ce lien ? Que faire de ce terreau ? Une partie du public présent les 2 et 3 décembre ne reviendra pas au théâtre. Il faut travailler encore cette transmission.
Vers de nouvelles formes ?
Nous essayons de franchir les barrières qu’on nous impose en réinvestissant tout ce que nous gagnons pour inventer de nouvelles formes. On peut remplir de grands plateaux. On en a la capacité alors même qu’on n’en a pas l’argent. Pourquoi ne pas inventer des formes où le nouvel artiste en résidence travaillerait avec l’ancien artiste en résidence ? Créer des liens, des partages de réseaux. Il faut faire chaque fois table rase, reconstruire. Ces problèmes sont génériques plutôt que liés aux personnes. Le parcours que je suis en train de construire, c’est dingue, te met en état d’aigreur, de frustration. C’est pourquoi les gens qui arrivent à des fonctions leur permettant de changer les choses ne le font pas. À cause du parcours qu’ils ont subi. »J’ai mérité d’en arriver là, que les autres se démerdent ! »
Créer plutôt que reproduire
On fait subir, dans tous les domaines, ce que l’on a eu soi-même à subir.
D’où la xénophobie, la haine de l’autre. Parce que nous ne sommes pas capables de conceptualiser une idée plus grande qui nous permette de dépasser cette médiocrité. C’est la pensée nombriliste et victimaire. J’ai été victime, il faut que les autres le soient.
Il est plus facile de souder les gens contre que pour quelque chose, quelqu’un, une idée. C’est ce que montre René Girard avec ses écrits sur la notion de bouc émissaire.
[ Talpa a rencontré Hugo Roux à plusieurs reprises. L’a vu diriger le festival de Malaz. Son impatience et sa révolte plongent au cœur de nos sociétés. L’acuité de son regard et son énergie font de son théâtre autre chose qu’un divertissement. Cette route devrait le mener aussi loin que l’intelligence de notre monde et la volonté de le rendre plus humain le permettent.]