Jean-Pol Bozzone, potier-céramiste autodidacte
26 octobre 2022Une interview avec Laurent Petit se profile. Yves Bontoux, qui est dans le secret de certaines grandes maisons, me parle de Jean-Pol Bozzone. La rencontre a lieu dans son atelier. L’homme est de ceux qui parlent vraiment à Talpa. Exigeant, autodidacte, avec la prétention de donner vraiment du sens à sa vie et non de reproduire des modes, des éléments de langage. Un céramiste qui s’interroge sur le monde et sa relation au monde.
— Que fait-on de l’art ? Qu’est-ce que ça devient ? Ce n’est sinon que du narcissisme vain parce qu’il n’y a pas la rencontre, le regard. L’art contemporain a cette qualité de s’extraire des règles de l’art.
La difficulté, pour certains, est qu’il faut apprendre à juger par soi-même.
Parce que si vous n’avez pas les codes, vous êtes un plouc! Vous ne maîtrisez pas le champ lexical. Il ne faut pas confondre l’art contemporain et l’art moderne. Le premier est simplement de son temps, le second implique un jugement de valeur. Je ne demanderais pas mieux que la société produise des émotions positives pour que l’art contemporain soit léger. Ce n’est pas possible si la société elle-même n’est pas légère.
La tendance actuelle est de surfer d’émotion en émotion en restant à la surface, sans prendre le temps d’approfondir.
Je ne peux pas croire que l’émotion serait une opinion du cœur. Si l’émotion ne vous amène pas à une interrogation existentielle, voire spirituelle ou théologique, l’art perd la dimension du sacré à laquelle je tiens. Je ne fais pas de la poterie pour plaire, pour qu’on trouve ça joli. Je ne suis pas « un joli potier ». Quand je pose mon émail, je ferme la porte de mon atelier. Je ne suis pas beau à voir. Il y a une telle ébullition, un tel doute ! La peur du geste définitif qui fixe les choses.
Le geste est définitif mais le lendemain vous poursuivez.
J’ai un poinçon. Il est ma signature et signifie « J’admets ». À un moment donné, je m’arrête. J’admets que j’ai donné tout ce que je pouvais donner au moment où je le fais. Demain est un autre jour. Demain je progresserai. J’essaye de me réaliser à travers un cheminement intérieur.
Comment êtes-vous venu à la céramique ?
J’ai démarré la poterie à soixante moins trois, en 2014. Je suis un potier récent. Le 28 décembre 2013, j’enterrais mon père. Deux jours plus tard mon petit frère m’annonçait qu’il avait le cancer. En deux ans, j’enterrais mon père, mon frère, mon parrain, ma marraine. J’ai donc enclenché une sorte de compte à rebours. Sur son lit, mon frère m’a dit « Papa t’a laissé de quoi vivre trois ans. Arrête de nous emmerder avec ta poterie. Arrête d’en parler. Fais-le. » C’est devenu une impérieuse nécessité pour moi.
Ce que vous évoquez augmente cette dimension spirituelle.
Comment est-ce que je peux donner le meilleur de moi-même ? Quel sens ça peut avoir ? J’avais eu auparavant un parcours professionnel un peu erratique. Je ne voulais pas m’enfermer. Le bac que j’ai passé permettait d’apprendre à apprendre.
Beaucoup de gens intéressants que je rencontre sont des autodidactes. Bardés ou non de diplômes, ils se construisent par eux-mêmes.
Vous connaissez cette phrase de Kipling « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » C’est çà, être autodidacte. Il faut aussi à un moment accepter de faire un pas de côté plutôt que de poursuivre la perfection. C’est pour cette raison que j’ai commencé par le raku pour aborder ensuite la poterie zen puis le taoïsme, puis la cérémonie du thé. Je considère que toute esthétique est une morale. Pas une éthique, une morale.
L’éthique est personnelle, la morale collective.
Une morale qui nous permet d’intégrer quelque chose qui nous dépasse, qui nous donne l’impression que l’on doit être à la hauteur.
Chaque jour est un défi.
Je suis comme l’éternel estivant qui fait du pédalo sur la vague en rêvant. Je ne sais pas où je vais, mais comme j’y suis, je fais ce que je peux. Je suis en pleine interrogation actuellement parce que je dois faire des assiettes pour le Clos des Sens. J’ai enlevé tout ce que j’ai déjà réalisé pour repartir à zéro demain matin. Je fais table rase en enlevant les outils aussi, tout. Je ne fais pas plus de trois assiettes par jour afin de ne pas entrer dans un système où une étape influence la suivante. Ma démarche n’est pas de facilité mais de simplicité. Être simple, c’est pas compliqué. Rester simple, c’est difficile.
Vous êtes dans un paradoxe.
Prenez un bol. Il est simple, je l’ai réalisé. Je l’admets et j’y ai donné le meilleur de moi-même. Si j’y ajoute de la dorure, c’est un marqueur social, mais ce n’est pas moi.
Vous êtes un bol brut !
Je suis un autodidacte qui a commencé par le raku. Celui-ci vient de la cérémonie urasenké du thé. Au 16° siècle, l’empereur du Japon impose aux seigneurs de la guerre de boire le thé ensemble en signe de réconciliation. La cérémonie du thé devient le rite unificateur de la nation japonaise. Cet art du vivre ensemble va être agrémenté de céramiques.
La discussion porte sur les différentes techniques et températures de cuisson qui donnent des résultats plus ou moins poreux. On en arrive au noir, à Pierre Soulages…
La profondeur du noir amène une interrogation. On prie mieux dans la pénombre qui mène à l’introspection…Je ne cherche pas à détourner l’attention. La meilleure façon de progresser, de densifier sa proposition est d’être le plus sincère avec soi-même. À suivre une voie qui est à la mode dans le moment, on se perd. Or changer de vie implique que cela ait du sens.
Est-ce que votre travail répond à cette attente ?
S’accepter, c’est s’apaiser. Dans un bouquin, une théologienne parle d’intranquillité. Je ne cherche pas à être intranquille mais apaisé. Nous devons tous gérer nos paradoxes, nos contingences entre une vie prosaïque et des aspirations à mieux. Je ne dis pas à « plus » parce que ça renverrait au consumérisme. Ma grammaire dans la poterie est la cérémonie zen du thé. Je me plonge dans le taoïsme, je m’intéresse au wabi sabi, l’esthétique du clou rouillé : un objet n’a pas une valeur en soi mais une valeur d’usage. L’objet devient un véhicule spirituel.
Il peut aller jusqu’à concentrer le monde.
Comme autodidacte, je souffre d’un magnifique complexe d’imposture. J’ai démarré la poterie parce que je sentais qu’il y a en elle quelque chose de puissant. Je devais donc être à la hauteur. Thierry Marx parle de la tradition qui peut être sclérosante, réactionnaire. Pour moi, la tradition s’inscrit dans un continuum. L’inconscient collectif pour les freudiens. S’inscrire dans cette démarche nécessite qu’elle ne soit pas biaisée. La facilité de langage consisterait à dire que je suis un potier philosophe. Mon intuition me dit que le zen n’est pas une philosophie mais une voie qui nécessite d’avoir des jalons.
Quels sont vos repères ?
J’en ai cinq qui m’aident. « Tout ce que tu dis ne vient que de toi. » « On peut tout dire, mais pas en même temps. » « Ce n’est pas le chemin qui est important, c’est le mouvement. » « Ce ne sont pas les murs et le toit qui font la maison. C’est le vide qui leur donne la raison d’être de la maison. » « La vérité s’approche dans la compréhension des contraires. » N’être ni dans l’anecdote, ni dans le narcissisme, ni dans la stratégie de séduction ou de communication. Qu’est-ce que j’ai à dire de mon rapport au monde avec ma poterie ? Vouloir tout dire en même temps nous rend inaudible.
Il est possible de dire peu, mais en renvoyant au tout.
Bien sûr. Tout est dans tout. Le mouvement est le plus important. C’est-à-dire la volonté de s’améliorer par la pratique en continu. Quand on s’arrête, on se fige avec des certitudes de vieux con. J’aime bien cette formule « L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos. Elle n’éclaire que le chemin parcouru. » C’est en densifiant son vide intérieur que l’on consolide sa maison. Tout part du vide, du néant, de nos doutes.
Est-ce que la personne qui vient vous acheter quelque chose est consciente de tout ceci ?
Je ne fais pas de marchés de potiers. Ma démarche nécessite une vraie rencontre. Ma porte est ouverte tout juillet et août. Il est fondamental, dans le zen, d’accueillir le hasard. La poterie restitue tout ce que vous êtes. Quand les gens entrent ici, on parle de la vie, de philosophie… Il faut aussi que le public fasse un effort. La complexité est un enchevêtrement inextricable de choses simples. Le problème vient de ce que chacun ne voit que sa propre problématique dans cet enchevêtrement.
Nous avons en poterie quelque chose qui dépasse ces clivages. Le toko-utsuri est la capacité que possède un objet à harmoniser une pièce. En montagne, la partie à l’ombre est l’ubac. La partie au soleil est l’adret. En fonction de l’avancement de la journée, l’adret devient l’ubac et inversement. On n’est pas noir ou blanc, positif ou négatif. On est, en fonction du moment, ombre ou lumière. Un tout.
Un jour, Laurent Petit me dit « On accueille les convives avec une réglette pour présenter des amuse-bouche. Fais-moi une proposition. » Puisqu’on ne peut pas tout dire en même temps, comment enlever pour aller à l’essentiel ? À l’épure. Le toko-utsuri permet d’associer la lumière extérieure avec la pénombre de l’intime. La maison japonaise est organisée sur ce principe. Laurent Petit a décidé un jour de faire de la cuisine lacustre et végétale. Une cuisine d’ici et maintenant, qui le représente. Nous avons la même démarche de fusion et de confusion qui allie des éléments liquides et solides. Le lac et le végétal, la terre, mais en inversant les codes. La protéine végétale devient l’élément principal et la protéine animale un condiment. Par analogie avec la zone du bout du lac, cette zone humide est l’espace où l’eau et la terre se rencontrent. On ne sait plus si on est déjà dans le lac ou encore sur terre. Un émail très léger permet de flirter avec ce mouvement, cet espace intermédiaire. L’objet n’est pas réaliste. Il évoque une rencontre entre l’eau et la terre. Là tout est possible parce que l’on est en mouvement. Chaque réglette est unique.
On rejoint Héraclite. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »
Il faut savoir s’émerveiller de ce mouvement perpétuel qu’est la vie. Du tao. Nous n’en sommes qu’une partie.
Laurent Petit dit qu’il n’était pas véritablement fait pour la cuisine. Ce n’était pas trop son truc. Il y a eu le passage chez Michel Guérard. Une révélation. L’occasion de se structurer. Il s’est construit en se protégeant dans sa cuisine du monde extérieur pendant vingt ans. Il a énormément progressé par rapport à la conscience de son travail. La communication n’est pas son truc. C’est un punk dans sa tête, il n’est pas conventionnel. Je l’ai vu un jour portant une veste blanche en batik ! Qui porte encore ça ?
Comment est-il possible d’associer ce côté atypique avec les étoiles Michelin ?
Quand on est perçu comme un autodidacte ou comme un cancre, la reconnaissance de ses pairs est importante. Il a tout de même choisi l’activité professionnelle qui le lui a permis. Une étoile, c’est pas compliqué. Il suffit de bien faire ce qu’on vous a dit de faire. Deux étoiles ? Faire encore aussi bien. Mais trois étoiles !
D’après Yves Bontoux, c’est la perfection que vous êtes le seul à savoir réaliser. C’est votre univers personnel.
La conversation porte alors sur différents chefs. C’est là que reparaît la fameuse lanterne qui n’éclaire que le chemin parcouru.
Laurent Petit, lui, s’est renforcé dans l’idée qu’il fallait garder le mouvement. Donner du sens lié à la maturité, à la sérénité acquises. J’ai demandé à Laurent ce qu’il allait faire de cette troisième étoile. Quand on vous dit que vous êtes au sommet, comment faire pour aller plus haut ? Vous changez de montagne ! Il a maintenant un Everest personnel qui est un retour aux sources. Langres, Bussières-lès-Belmont, loin de l’effervescence d’Annecy. Il a chaussé des crampons pour son Everest à lui. Martine et lui on élevé le Clos des Sens comme on élève un enfant. Un jour celui-ci vous quitte et c’est Thomas et Franck qui vont prendre le relais. C’est sa petite permaculture personnelle.
Est-ce qu’on peut parler d’ascèse, de se débarrasser ce certaines choses ?
Je le crois. Il est peut-être impossible cependant d’arrêter complètement.
Il y a comme pour la terre, une certaine porosité au monde.
Du transfert d’énergies. Les interrogations de Laurent rejoignent les miennes. Laurent a eu l’intelligence de préparer cette passation depuis trois ans. Elle est totalement assumée pour transmettre dans les meilleures conditions possibles. D’ailleurs, Franck et Thomas sont des enfants de la maison. C’est un véritable challenge humain qui consiste à ne pas porter un sac à dos dont on a hérité. Chacun a ses qualités propres et tous les deux forment un binôme complémentaire. Je les ai invités à travailler la terre ensemble.
Vous voyez la personnalité de chacun dans cette approche ?
Oui, on travaille sur le paysage mental. Des gens sont ronds dans leur tête, d’autre sont carrés. Le plus dur est-il de monter les marches jusqu’en haut du plongeoir ou bien de plonger ? Il y a ceux qui restent longtemps en bas du plongeoir, ceux qui ne sauteront jamais…On voit comment on est face à soi-même. Laurent a maintenant envie de souffler. Il a apporté quelque chose de différent. Je vois à quel point, depuis 2016, un chef iconoclaste a inversé les codes et comment il a servi de locomotive. Certains m’appellent, comme la maison Bocuse, pour leur faire des assiettes. Je ne suis pas fabriquant d’assiettes !
On a tout entendu sur Laurent Petit. Qu’il avait créé de toutes pièces une image pour la com, par exemple. Les commentaires d’un chef qui a lui-même perdu sa troisième étoile ont contribué à perturber le paysage.
Laurent n’est pas toujours son meilleur ambassadeur. Il est cash. Il s’expose et il s’en fiche parce qu’il sait qu’il y a un prix à payer pour se réaliser. « Tout ce que tu fais ne vient que de toi. » Il a dit un jour à Martine, son épouse, « J’ai deux étoiles mais je me fais ch…, ça ne veut rien dire. Je suis un imposteur parti dans le moléculaire ou ailleurs pour faire comme si. Ce n’est pas moi. » Il a eu le courage d’aller vers ce qu’il est profondément. Et c’est ce qui lui a permis d’avoir trois étoiles.
Lorsqu’il a décidé que je serais la signature du Clos des Sens en créant leurs assiettes, j’ai d’abord réagi en disant « Je ne suis pas un « serial potter ». Je suis bon plutôt dans la pièce unique, dans le lâcher prise. Un jour Laurent me commande une pièce. À ma proposition, il répond « Jean-Pol, là tu fais de la déco ! » Je n’aurais pas supporté cette critique d’un autre que lui ! Sa sincérité passe par là. Notre relation dépasse l’ego. C’est pour cette raison que je vais au Clos des Sens depuis janvier 2022, pour maintenir une conversation qui permette de changer d’avis si besoin.
Donner du sens, c’est aussi s’entourer de gens qui vous enrichissent. C’est un échange.
On dit justement que la qualité de Laurent Petit est de savoir s’entourer. De déceler les gens qui sauront donner le meilleur d’eux-mêmes à son contact. C’est pour cette raison que je dis « On a eu ensemble la troisième étoile. » Il a fait les choix nécessaires. « Ça passera par Jean-Pol, par la permaculture, par l’acceptation de l’écologie, par des remises en cause, par des ajustements… Je ne pourrai pas le faire tout seul. » Sa stratégie correspond à une vraie pensée. Il a su laisser la place à des gens. Quand il a eu sa troisième étoile, il a dit à son équipe « Cette étoile, on vous la doit, alors Martine et moi, nous partons quinze jours. » C’était fin juillet, alors que le mois d’août est le plus important de l’année ! C’est la classe absolue.
On ne le perçoit pas quand on est extérieur à son monde.
Parce qu’il s’en fiche. Il a envie de se réinventer au lieu de se raconter toujours de la même manière. « Qu’est-ce qu’il est maintenant ? Comment ça l’a changé ? Qu’est-ce qu’il va en faire ? Comment est-ce qu’il ne va pas rester un chef trois étoiles à perpétuité ? » Cette troisième étoile est une consécration mais aussi l’accomplissement d’un parcours.
Nous ne fonctionnons pas en mode binaire, sur un seul chemin. Mais en intelligence (« relié »), en arborescence…
La religion relie, elle aussi. Et les livres sont reliés.
La conversation roule encore sur la tradition qui, étymologiquement, est la transmission vivante. Sur l’énergie des tableaux de Van Gogh que l’on ne perçoit que dans un face à face plutôt que par l’intermédiaire d’une reproduction. La véritable question ne serait-elle pas « Comment demeurer vivant chaque jour, chaque instant ? »
Alors que nous allons nous séparer, je demande à Jean-Pol Bozzone si le voisinage de l’abbaye de Tamié exerce une influence sur sa vie, sur son travail. Que l’on soit ou non croyant, l’abbaye de Cluny nourrit une effervescence de l’esprit et de la créativité. Le céramiste Jean Girel, l’homme de théâtre Jean-Louis Hourdin la ressentent. Jean-Pol me montre, sur le côté de la porte de la maison un moine, statue de quelques centimètres, jaillissant du mur. Au sol, dans le dallage du seuil, une croix…Ils étaient là avant qu’il n’acquière cette maison.