Jeu de piste avec Xavier Mussat

Jeu de piste avec Xavier Mussat

27 mars 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre à Annecy avec Xavier Mussat venu dédicacer son dernier livre chez BD Fugue. Nous nous retrouvons un dimanche matin, au marché de la vieille ville. La discussion est en elle-même un véritable jeu de piste, une arborescence comme Talpa les apprécie. Pas de plan, pas de questions préétablies, une véritable conversation.

Pour Les pistes invisibles vous êtes parti d’un fait divers et vous avez réussi à en faire quelque chose de très personnel et d’universel à la fois. Je suis très intéressé par les gens qui ont une pensée en arborescence et je pense que c’est votre cas.

Je suis obligé de rebondir sur votre remarque, sur la pensée en arborescence. Je n’y avais pas pensé avant. J’appelais ça «  Les poupées russes ». Les contenants qui deviennent un contenu qui redevient un contenant.

Les mises en abyme comme La vache qui rit.

Les ouvertures de perspective. Même si le côté linéaire du récit permet de développer celui-ci, je recherche cette profondeur de champ qui me permet de développer des «  cocottes en papier ». On en voit la surface et elles contiennent énormément de choses qui apparaissent quand on les déplie. Je suis volontairement parti de la surface d’un fait divers. Je n’ai pas fouillé l’histoire. C’était un socle de départ arrivé à point nommé dans mon parcours artistique, dans mes envies et surtout dans la disparition d’autres envies, le désir de réinventer. C’était la possibilité d’avancer dans un espace tout en creusant des dimensions de récit.

Le champignon de la fin du monde montre qu’il faut réexplorer ce qui a été sacrifié à une vision linéaire et immédiatement productive du progrès, retisser de nouveaux liens. Vous, vous ne laissez rien de côté.

Je suis passionné par ce qui n’est pas productif. Ce personnage en est l’incarnation. Il n’est pas productif. Il n’est pas non plus un parasite dans la mesure où il ne prend pas aux autres ce dont ils ont besoin. Je distingue les biens de nécessité première ou secondaire. Cet homme s’introduit dans des résidences secondaires, des options. Il puise à très petite échelle ce qui lui est indispensable pour subsister sans avoir recours à la productivité. J’aurais pu en faire une fable écolo mais le récit ne se limite pas à cet aspect. Le point de départ est la difficulté à être avec les autres, dans le monde, dans ce monde qu’on fabrique. Mon personnage n’est pas dans les rebuts, dans les poubelles mais dans les options.

Et puis l’actualité récente donne un certain relief à votre personnage : il est confiné à l’extérieur.

Étonnant, c’est la première fois que l’on me fait cette remarque, à l’exception d’un journaliste hier, déjà à Annecy. Pourquoi avoir situé dans mon temps de vie ce récit qui est exactement un confinement à l’extérieur ? Une mise à distance. Il s’enferme à l’extérieur… L’idée m’en est venue alors que nous étions privés de cette liberté. Cela s’est fait inconsciemment.

C’est justement de là que naît une conversation incessante entre l’intérieur et l’extérieur. Vous partez de montagnes bien réelles, telles qu’on a l’habitude de les voir pour arriver à des formes stylisées, abstraites, géométriques. Presque des symboles. Une écriture. On a l’impression que par moments vous cartographiez votre cerveau. Est-ce vous ? Le personnage ? Ça nous renvoie à votre «  Ego comme X » qui m’intrigue.

C’était mon édition.

Comics. Ego et né sous X…

C’est drôle, ça partait d’un malentendu. L’un des cofondateurs de la maison d’édition a trouvé le nom. Il l’a orthographié « Ego Comics ». Moi, j’entends «  Ego comme X », la recherche de soi étant l’inconnue. Ce malentendu a été productif. Pendant toutes ces années d’édition, il s’est agi de cartographier, de partir à l’exploration, à la recherche de soi, des autres, de s’inscrire dans le tissu humain, contemporain, historique. Tous ces enjeux devenant des points d’appui, de constellation pour relier, pour chercher de quelle manière on se dessine là-dedans. Pour ça, le recul est nécessaire afin de voir comment on s’inscrit dans cet ensemble, ou on s’y perd. Certaines autobiographies sont navrantes parce qu’elles font le déni de tout ce qui entoure. Se prendre comme point de départ et comme point d’arrivée est une forme de paresse. Une boucle de rétroaction entre ce qu’on émet et ce qu’on perçoit.

Quand on est là-dedans, on ne voit plus rien. Votre personnage semble prendre conscience de lui-même parce qu’il est à l’extérieur.

Au début, sa proximité trop intense l’empêche d’être avec les autres. Le personnage du fait divers construit totalement sa propre image puisqu’il ne s’est jamais regardé. Pour moi, au bout de vingt-cinq ans, il se redécouvre en regagnant le monde civilisé.                                   En partie dans le regard des autres.

Avec le monde civilisé, nous sommes dans l’obligation permanente de nous voir. Cette ellipse de vingt-cinq ans l’oblige à constater qu’il ne se reconnaît plus. Il réalise que le problème ne vient pas uniquement d’une trop grande proximité avec les autres mais aussi avec lui-même. Comme il a perdu ce qui le définissait, ce qui faisait de lui une entité à part, ce qui le mettait à part des autres, tout ce qui le différenciait est aboli. Il devient inconnu pour lui-même.

La fin de l’histoire m’a posé des problèmes parce que je partais d’un fait réel. Le mouvement y va de l’intérieur vers l’extérieur et se termine mal puisqu’on oblige le personnage à revenir à un mouvement intérieur : tout s’écroule ! L’histoire réelle est assez triste parce qu’il est contraint à ce face à face qu’il ne souhaite plus. C’est pourquoi il est en train de se perdre, de se dissoudre petit à petit. J’ai dû chercher ce que ce processus pouvait produire d’autre. Cette réimmersion forcée dans le paysage humain. C’est forcément la perte de quelque chose dont peut surgir quelque chose d’autre.

La disparition de Xavier Mussat

Nous évoquons la fin de cette histoire. Quand vous terminez un album comme celui-ci, qu’est-ce qui se passe en vous ?

Cette expérience est inédite pour moi puisque c’est ma première fiction. La première fois que je crée un personnage qui n’est pas moi, mais un prétexte à, moi, m’introduire dans ce personnage. C’est un rôle de composition même si c’est clairement moi. C’est la première fois que je dois quitter le rôle à la fin du livre. Je pense à ces acteurs qui vrillent un peu parce que le personnage qu’ils ont interprété continue de les habiter. Mon attention est encore attirée vers les histoires de disparition ou d’apparition.

Vous allez devenir mystique.

Je pense que je le suis.

Vous avez travaillé avec Michel Ocelot. Il prétend très modestement qu’il s’est contenté, tout le long de sa carrière, d’être gentil et poli avec la nature et avec les gens. L’argument de Kirikou, par exemple, repose sur une véritable violence enfouie. Sur le triangle de Karpman qui est une solide référence en psychologie.

C’est un travail sur l’origine de la méchanceté. La sorcière a été victime d’un viol collectif. Ceci est évoqué métaphoriquement. Sa méchanceté vient de là. C’est aussi l’histoire d’un homme / enfant dont la naïveté permet de trouver l’explication de cette méchanceté sans vouloir y croire mais avec la volonté de guérir. La fable dit que la méchanceté rend méchant et que la bonté rend meilleur.

Kirikou vous a rendu meilleur ?

Plus combattif. Michel Ocelot a été une rencontre déterminante. À l’époque, je n’avais pas la force motrice pour devenir un auteur. J’ai travaillé au côté de cet homme, partagé avec lui une expérience de combat lorsque ses producteurs ont exigé que ses femmes nues soient habillées pour ne pas priver le film du marché américain. En mettant cette fausse vertu dans le film, on y introduisait en réalité du vice. Ajouter une pudeur occidentale aux personnages qu’il avait vus pendant son enfance en Afrique lui semblait très salissant. Toute l’équipe qui travaillait à Kirikou a manifesté son soutien à Michel Ocelot contre cette tentative de censure. Si les personnages ont été rhabillés, c’est à cause d’un changement d’équipe.

Pour moi, ce dessin animé n’était pas simplement un travail. J’y étais pleinement engagé, comme un militant. C’était compliqué mais profondément intéressant. Un dessin animé est réalisé en pièces détachées. J’étais à la manœuvre avec le réalisateur pour effectuer l’assemblage.

C’est la même démarche que dans Les pistes invisibles. Créer des liens, mettre ensemble.

Oui. Je suis très intéressé par le montage. Le cut up. Fabriquer des liens…

Ce qui rejoint la pensée en arborescence.

J’ai réalisé qu’en investissant mon énergie dans ce film j’étais sans doute capable de faire de même pour moi. Que ça allait être dur sans cette équipe, cette force collective. Il me faudrait inventer ma force autonome. J’ai d’ailleurs démissionné du dessin animé sur la dernière séquence de Kirikou.

Il est vraiment pertinent de parler de ceci à Annecy qui est un centre mondial du dessin animé et un peu la maison professionnelle de Michel Ocelot. Comme nous progressons par liens, pourquoi ne pas revenir à votre livre ? En quoi le confinement y a participé ?

C’est une réflexion entre l’intérieur et l’extérieur, ce qui est lui, ce qui n’est pas lui. La distance entre lui et les autres. Il nourrit son rapport aux autres de ce va-et-vient entre les moments où il les voit de loin et ceux où, en leur absence, il est chez eux. Il sent cependant leur présence. Il vit cette désertification à l’intérieur de leur intimité, ce qui fabrique une sorte de proximité. Cette question de la distance, de la mise à distance nous aide à nous définir.

Tout bon créateur est un peu schizophrène. Si l’on est monolithique, il ne se passe rien.

Nous nous voyions à distance, mes élèves et moi, ou en présenciel mais masqués pendant le confinement. Il fallait donc fabriquer du lien avec cette distance qui, à distance, se voyait. C’était vertigineux ! On ne se voyait pas davantage dans la proximité. D’où la nécessité de refabriquer des morceaux pour recomposer de l’humanité.

Qu’est-ce que vous apprenez à vos élèves ?

La singularité. L’idée que nous sommes tous porteurs d’héritages culturels. À la fois des êtres doués de sensibilité neutralisée par les parcours scolaires et tournés assez naturellement vers l’imitation des choses. Nous apprenons à maîtriser des gestes et, ce faisant, on étouffe le côté sensible, intuitif. Il faut, quand on est jeune, tenter de préserver le plus possible sa singularité. Ne pas couper nos liens avec notre héritage culturel tout en enrichissant celui-ci grâce à notre curiosité, notre sensibilité.

L’élève comprend que bien souvent, pour réussir, il faut donner au professeur ce que celui-ci attend. D’où un système de reproduction qui culmine dans le kitsch coupé de tout lien vivant avec la réalité.

Garder la notion de surprise, de risque est impératif. L’équilibre consiste à se placer au seul point qui n’est pas la chute. Ce qui nécessite d’accepter l’éventualité de la chute. Il faut jouer avec l’accident possible. Ce que je vis aussi dans le domaine du son. J’y recherche cet aspect de funambule. L’improvisation et le risque de chute en essayant d’inventer sur scène. Il s’agit de développer tous les potentiels de langage permettant de récupérer chaque faux pas pour l’amener dans une progression. Le corps est au centre de la musique improvisée. Elle est ouverte sur l’instant, en temps réel, sur l’équilibre.

Peut-être que cette pratique de la musique a constitué un marche pied qui m’a amené vers cette bande dessinée improvisée. C’est la première fois que je ne connaissais pas la fin en commençant. D’une planche à l’autre, ce ne savais pas non plus ce qui arriverait au personnage. Il me fallait engager des moyens techniques, graphiques qui m’obligeraient à être en permanence dans l’accident. Le dessin est le résultat de démarches intérieures. J’ai donc appris à contrôler l’accident. À cette différence que le dessin permet de reprendre, de corriger, alors que la musique sur scène ne l’autorise pas.

Il faut revenir à von Kleist pour lequel la pensée a toutes les chances d’être confuse, contrairement à ce qu’affirme Boileau.

La pensée doit être une surprise. C’est quand je l’ai compris que je pense être devenu un professeur plus vivant. La pensée pédagogique se construit dans l’échange. L’improvisation y est indispensable.

La conversation se poursuit sur cette terrasse de café qui nous relie au marché de la vieille ville d’Annecy, mais à l’écart de l’agitation et des chalands. Nous baignons cependant dans le bruit environnant comme des poissons dans un aquarium. Et puis Xavier regagne la gare, le train, les voies ferrées qui mènent vers d’autres pistes plus ou moins visibles.