Platonov, d’après Tchekov

Platonov, d’après Tchekov

4 mai 2024 Non Par Paul Rassat

Ce jeudi 2 mai 2024, Cyril Teste proposait à Annecy la création de «  Platonov, d’après Tchekov » Sur l’autre rive. Ce «  d’après » est capital. Il rejoint la question de l’adaptation, de l’interprétation et de la liberté. Serions-nous condamnés à vivre «  d’après nous-mêmes » ? Serions-nous des variations de nous qui n’atteindraient jamais le cœur de ce que nous sommes ? Vivrions-nous une mosaïque de moi, un kaléidoscope ? Ce « d’après » intervient aussi « après » les mises en scène de la même pièce par Patrice Chéreau ou Bernard Lassalle, entre autres. Après quoi courons-nous sans cesse alors que nous ( nous) répétons à l’envi ? Remonter le temps ? Est-ce ce que Cyril Teste entreprend en montant Platonov qui fut écrit avant La mouette créée par lui il y a quelques années ? Les thèmes sont les mêmes.

Les mots, le sens

« Quand les mots sont prononcés, le sens a changé » déclare un personnage de la pièce. Nous passons notre temps à courir après le sens, après nous-mêmes en une fuite d’un présent qui n’existe pas, car alourdi d’un passé qui nous parasite. Festen était du Picasso. Voir tous les angles, l’image décomposée pour mieux la recomposer. C’est le principe de l’art : déconstruire pour reconstruire. Ce que d’aucuns, saisis par les éléments de langage surfant sur la réalité nomment pauvrement « s’approprier ». Platonov est une interrogation d’ Andy Warhol et de Walter Benjamin : qu’est-ce que l’identité dans un monde de répétitions, de reproductions ? Revenons ici à la question de l’adaptation abordée par Aberto Manguel. L’écrivain invente un Pierre Ménard qui crée un Don Quichotte en recopiant fidèlement celui de Cervantes.

Liberté ? La plus grande liberté prise avec Molière ne serait-elle pas de jouer Molière aujourd’hui exactement comme à son époque ? Le temps passé réinventerait, à lui-seul, le jeu, les références culturelles, sociales, politiques.

Le bruit

Toute la représentation baigne dans le bruit. Bruit réel, et technique. Le bruit parasite qui envahit et submerge le (s) sens comme si la vie était une fête au sens du divertissement pascalien. Comment s’y retrouver et se retrouver dans ce brouhaha ? C’est là que le jeu des écrans imaginé par Cyril Teste prend tout son sens. Filmer grossit, permet de voir le moindre détail ; et ces images nous coupent de toute relation directe. Montrer pour mieux détourner, séparer ! On en arrive même à se demander «  Où est Charlie ? » lorsqu’est projetée sur le plateau une image dont on ne voit pas où elle est captée parce que venant des coulisses. Question subsidiaire : tout ce qui est montré fait-il sens ? Le sens ne viendrait-il qu’à travers ce qui est montré, isolé ? Voir l’Urinoir de Duchamp.

Répétition

Curieuse impression, d’une création à l’autre de Cyril Teste, de vivre L’invention de Morel imaginée par Bioy Casarès : seul, naufragé sur une île où est donnée une fête récurrente qui n’est que la projection d’hologrammes. Le quotidien n’est souvent que répétition. L’art naît de la répétition, qu’il dépasse. « Le tout est supérieur à la somme des parties » fait-on dire à Aristote qui nous donne là une définition de l’art, et, par opposition, de la comptabilité et de la gestion. On  rejoint Prévert avec  Pour faire le portrait d’un oiseau

« Peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
La poussière du soleil
Et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
Et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter… »

Le Platonov « d’après » Tchekov chante, Cyril Teste peut signer. Nous avons traversé et nous retrouvons Sur l’autre rive. Laquelle ?

Cyril, en teste à teste, d’une rive à l’autre.

Dérivons

Acceptons modestement de dériver. Nous n’existons pas par nous-mêmes mais dans notre relation aux autres. Infimes particules quantiques qui dansons plus ou moins la vie. Rejoignons ainsi Michael Edwards de qui l’oxymore existentiel dépasse le  » être ou ne pas être » d’Hamlet en un « être et ne pas être. »