Shiki, 4 saisons au Japon

Shiki, 4 saisons au Japon

23 octobre 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Rosalie Stroesser chez BD Fugue / Annecy pour parler de son livre Shiki, 4 saisons au Japon. On aurait presque envie de compter 5 saisons, tant le « climat » personnel de la jeune femme est ballotté, passant de la sérénité à la tempête. Le dessin très pur relie tous les éléments du récit en un ensemble qui rend parfaitement la sensibilité de l’auteure.

Contrastes

J’avais une image totalement fantasmée du Japon et à mon arrivée là-bas tout correspondait. Tout était magnifique. J’ai cependant bien vite été confrontée à une réalité qui ne correspondait pas à ce que j’avais imaginé. La cuisine, les paysages, la mythologie, bien sûr, mais beaucoup de choses m’ont choquée : les relations hommes femmes, des fonctionnements sociétaux qui m’ont surprise mais qui , comme partout, forment une culture avec les bons et les mauvais aspects.

Le « vrai » Japon

J’essaye de dépasser ma timidité, oui, quitte à me retrouver dans des situations problématiques. Comme j’ai passé la plus grande partie de ce voyage en exerçant le travail de barmaid, j’ai pu rencontrer un échantillon de piliers de comptoir avec  qui j’ai parfois tissé des liens assez forts. Le tourisme ne m’aurait pas donné accès à ce Japon-là. C’était intéressant. Il y a au Japon une culture de l’alcool différente de la nôtre. Elle permet de supporter la pression au travail. Il n’est pas rare de voir le soir des gens en costume totalement éclatés au sol. C’est complètement accepté, sans jugement.

La nature, quoique…

La nature est présente partout, même en ville. Bien sûr, ce regard vient de mon goût personnel pour la nature, mais il y a souvent des petits jardins qui font que les villes ne sont jamais oppressantes. Tout au Japon est contradictoire. On accorde une importance fondamentale à la nature, aux fleurs de cerisier, par exemple, aux feuilles d’automne ; mais il y a énormément de plastique…

La dimension autobiographique

Ce récit prend la forme d’une autobiographie parce qu’il est mon premier travail et j’ai trouvé plus facile de partir de ce que je connais. J’aurais parfois aimé dépasser ce cadre et, en même temps, il a servi de thérapie pour comprendre ce qui s’était passé. À l’origine, je ne voulais même pas le publier. C’était un exercice d’écriture et de thérapie.

Mythologie et réalité

Il y a malgré tout une part de fiction liée à la présence des légendes japonaises. Les pages que je leur consacre permettent d’alléger le récit, de porter le regard ailleurs. Et puis j’adore la mythologie japonaise. Les pages que j’ai choisies rejoignent le sexisme et la violence qui imprègnent le reste de l’album. Elles tiennent aussi lieu de lien entre chaque saison.

Un pays complexe, vivant

Ma vision fantasmée du Japon vient de ce que j’ai grandi avec Miyazaki. On y retrouve des éléments, sans se limiter à ceux-ci. Vous relevez que je dis «  Au revoir Japon », comme on s’adresse à quelqu’un. Ce pays est un personnage dans ma vie, une entité. La relation est maintenant un peu plus apaisée qu’à mon retour mais elle demeure particulière. Une relation d’amour / haine. Mes projets d’écriture reposeront davantage sur l’écologie mais toujours avec la volonté de confronter réalité et fantasmes.

Identité, dissociation

Ce livre est aussi une réflexion sur l’identité et l’ambiguïté. Rosalie est occidentale mais présente la retenue des Japonaises. Après le point de bascule du récit, votre hôte vous tend un billet en disant « Pour ton art. » C’est au fond la personnalité profonde de Rosalie qui aurait provoqué la violence qui lui est faite. Le floutage pourrait correspondre à un besoin de dire en effaçant.

Au moment où j’ai commencé ce récit, je ne pouvais pas montrer cette personne, c’était impossible. J’ai décidé de flouter son visage pour pouvoir avancer malgré tout. Le résultat m’a semblé très fort, et je l’ai gardé. Moi-même je disparais à un moment. J’ai trouvé que c’était la meilleure manière d’illustrer cette dissociation qu’on subit lorsque l’on vit ce type d’événement. Disparaître, je l’ai ressenti comme ça.

L’écologie humaine, politique, de la nature

J’ai eu envie de rendre cette dualité que l’on vit au Japon, et qui trouve son paroxysme dans l’orage qui m’a assaillie. D’un côté la sérénité des paysages, les gestes du quotidien qui rythment la vie et donnent une dimension contemplative. Le calme avant la tempête. Si cet orage personnel s’est un peu assagi, d’autres tempêtes interviennent, liées à l’actualité, au contexte politique.

La conversation continue. Il est question de la parole des femmes  facilitée par Me Too, bien que plusieurs tendances apparaissent. De l’éventuelle difficulté de parler à ses proches… Puisque Rosalie envisage d’axer son travail sur l’écologie, rappelons que l’écologie humaine est sans doute la priorité en la matière.

La violence en question

Le regard de Rosalie Stroesser cherche à « s’émerveiller du journalier ». À retrouver en chaque chose de la beauté. C’est souvent en partant à l’étranger, en s’allégeant de son propre conditionnement qu’on peut y parvenir. Mais Shiki nous renvoie aussi à cette violence apparemment inhérente à nos sociétés. Reportons-nous à la fondation de Rome avec Romulus et Reus, aux œuvres de René Girard. Cette violence, le Japon la vit sous forme géologique : elle préside à la création de ses îles. La dignité humaine ne consisterait-elle pas à s’abstraire le plus possible de toute forme de violence ?