Nourrir le futur
4 janvier 2024Mathieu Bablet , en collaboration avec Claire Vallée, apporte à l’ouvrage collectif Bouchées doubles, Les nourritures du futur en bande dessinée, une contribution susceptible de nourrir les papilles, les neurones et l’imaginaire.
Mathieu, à la fin de notre précédente conversation, pour Carbone et Silicium, tu citais Alain Damasio, « un de ces auteurs qui envisagent un futur viable » . Et tu ajoutais « Il nous faut inventer des formes nouvelles pour libérer les imaginaires du lecteur. » La nourriture est peut-être un outil pour y parvenir.
Parfaitement. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai accepté le projet de livre, pour sa dimension politique. J’ai été ravi, bien sûr, de la collaboration avec une cheffe, qui m’a permis de sortir de ce que je fais habituellement, de voir ce qui se passe ailleurs que dans le milieu artistique. Mais oui, la dimension politique de la nourriture m’intéresse. Elle est un levier important aujourd’hui et qui va le devenir de plus en plus. Je ne peux pas tout évoquer, mais on pourrait parler de pesticides, de la toxicité ou de la pénurie de l’eau, de la destruction de la biodiversité et des abeilles en particulier…Beaucoup de sujets sont liés au vivant et aussi à notre manière de consommer. Il était intéressant de voir comment faire passer ces préoccupations en cinq pages. D’autant plus que le but était de parler de nourriture dans le futur tout en apportant des solutions. Il ne faut pas en rester au catastrophisme en pointant tout ce qui ne va pas mais en montrant comment les personnes du futur se sont réinventées au regard de toutes les contraintes qui nous tombent dessus.
D’où la densité remarquable de ces cinq pages : les ruches, les toits végétalisés, une nouvelle conception du travail, de la restauration, la reconquête de la nature sur le béton et le goudron, avec un beau néologisme, les « craqueleureuses » ! Et les relations humaines pour lier le tout. Tout montre un véritable engagement.
C’est ce que j’essaye de réaliser de plus en plus via mes récits de science fiction. Mais ce sont de gros pavés qui sortent tous les quatre ans. Il me manque une sorte d’immédiateté. Des projets plus courts me permettent donc de partager mes idées et mon engagement.
Est-ce que tu auras l’occasion de développer autrement ces cinq pages, ou même de les réutiliser dans une autre création ?
Toutes mes créations sont un peu interconnectées dans la mesure où elles sont habitées par mes préoccupations du moment. En l’occurrence, ce rapport à la nourriture et à l’organisation du monde est aussi le centre du gros pavé que je suis en train d’écrire. Ce n’est pas le même univers mais les mêmes thématiques traversent les deux œuvres. Je souhaitais faire évoluer les thématiques que j’aborde dans la science foiction. J’étais dans le constat avec Shangri-La, un peu moins avec Carbone & Silicium, et être dans le constat d’ échec d’un futur qui serait en train de se refermer devant nous ne m’intéresse pas vraiment . Je préfère montrer, sinon des solutions, des modes de vie différents : c’est ce qui m’intéresse de plus en plus.
J’emprunte les mots de Claire Vallée, avec qui j’ai travaillé pour notre contribution à Bouchées doubles. La connexion aux autres par la nourriture, la connexion au vivant est encore importante pour les Français. Elle fonctionne avec les temporalités, avec le rythme des saisons. Il ne s’agit plus de consommer mais de manger, d’apprécier en prenant le temps.
La consigne de ce projet était relativement simple mais nous nous sommes vite rendu compte qu’elle va bien au-delà de questions comme « Est-ce qu’on mangera des pilules violettes pour se nourrir ? »
Le lecteur note tout de même que ton histoire démarre en l’an 7 après la nouvelle commune de Paris.
Chacune des histoires ne comporte pas de page-titre, mais si j’avais à en donner un à ma contribution ce serait « Une utopie réussie ». Tant qu’à être dans une utopie,qu’elle ne soit pas simplement alimentaire.
Dans l’ensemble du livre, les histoires proposées apportent de l’humour, de la tendresse, de l’amitié, de l’ironie. Claire et toi, vous êtes les seuls, d’après ce que j’ai perçu, à faire passer votre engagement en douceur, humainement.
C’est un enjeu important. Je trouve que la fiction, aujourd’hui, manque d’engagement. Il y faut une démarche volontariste, d’autant plus que l’engagement peut être clivant. D’où l’importance de ne pas être dans le jugement mais dans une approche inclusive, ce que je n’avais peut-être pas réussi avec Shangri-La dont le discours était un peu radical, peut-être trop premier degré. Depuis, je ne mets pas d’eau dans le vin de mes engagements mais je cherche la meilleure manière de faire passer un éventuel message .
C’est la sagesse qui arrive ! (rires). Il est plus facile de mobiliser les gens contre quelque chose que de les réunir pour une cause.
C’est ce que l’on retrouve dans l’ambiance politique actuelle. Il est plus facile d’en appeler aux émotions et de trouver des ennemis que de faire l’effort du changement pour construire quelque chose de nouveau. Il faut davantage d’énergie pour convaincre les gens de produire l’effort nécessaire au changement que pour se refermer et rester dans un entre-soi un peu délétère.