Le fromage et les pétales

Le fromage et les pétales

15 mai 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Alain Michel et Pierre Gay qui font du fromage leur passion et leur métier. Installés à Annecy, ils donnent leur avis sur l’évolution de leur métier et  de la ville.

Vous faites le même métier mais chacun avec sa propre approche.

PG — Chacun fait son métier, tout simplement. Nous ne sommes plus très nombreux comme fromagers sur la place d’Annecy. Chacun a ses qualités, c’est ce qui plaît aux clients. L’uniformité ne présenterait aucun intérêt.

Alain Michel a développé plusieurs magasins. Il est aux Halles de Saint-Martin. Vous avez des projets de ce type ?

Il n’y a que Mélenchon qui arrive à être à plusieurs endroits en même temps. Mon optique a toujours été de n’avoir qu’une seule boutique. Alain en a plusieurs, tant mieux. Dubouloz aussi. Ça marche, tant mieux. Je ne souhaite pas entrer dans ce fonctionnement  parce que je vois les galères qu’on a avec dix employés. J’imagine ce que ça doit être à vingt ou vingt-cinq.

AM — Je suis passé de plus de trente à vingt-deux.

Le fromage est ce qu’on voit ; toute l’organisation nécessaire nous échappe.

PG —Cette organisation est indispensable quel que soit le métier. Le point crucial est de trouver du staff pour travailler avec nous. Les restaurateurs ont le même problème, les fromagers, les bouchers. Genève à vingt minutes amplifie le problème. C’est prendre en compte uniquement le salaire mais pas lesquestions  de déplacement, d’organisation personnelle et familiale. Deux heures à l’aller, deux au retour, le boulot, les conditions de travail.

C’est vous qui formez vos employés ?

AM — On apprenait sur le tas autrefois. Aujourd’hui, on a besoin de techniciens. Il existe des formations qui valorisent notre métier mais ceux qui passent par des certificats de qualification professionnelle ou sont en reconversion ont des parcours qui nous échappent. Ils ne restent pas chez nous.

PG — Certains viennent apprendre chez des gens qui fonctionnent bien pour aller ensuite s’installer à leur compte. J’en ai assez de former des gens qui pompent tout notre savoir, notre sourcing et s’installent plus ou moins loin de chez nous. J’ai parfois du mal à travailler avec certains de mes fermiers parce que quatre ou cinq anciens salariés les ont sollicités. La bonne production n’est pas extensible, contrairement à la fabrication industrielle .

Les restaurants étoilés d’Annecy n’aident pas ?

AM— À travailler, oui. On apprécie d’être chez eux parce qu’ils constituent des vitrines, mais le chiffre d’affaire se fait dans les magasins.

PG — Un client qui repart a payé. Un restaurateur négocie un tarif privilégié. Il paye en fin de mois. Je préfère donc le client.

Quelles stratégies développer pour résister ?

PG — Il faut privilégier l’amont. Ce qui sera compliqué demain ne sera pas de vendre du fromage, mais d’en avoir. Défendre les producteurs becs et ongles, les inciter, les aider, les accompagner, même s’il leur arrive de vendre directement les produits qu’on a défendus avec eux. À notre niveau, nous devons faire avancer les rouages car nous en sommes un maillon. Il y avait vingt-cinq crémiers sur Annecy dans les années soixante-dix. Nous sommes trois ou quatre aujourd’hui.

Alain Michel s’est installé aux Halles de Saint-Martin. La restauration est une voie à développer ?

PG — C’est un métier différent.

AM — C’était mon premier métier. J’ai d’abord été restaurateur.

PG — Je faisais les Fontainebleau pour son père avant d’en être fatigué ! Du fromage blanc maigre avec de la crème fraîche qu’on monte en chantilly. André Peccoud avait une crèmerie rue de la gare, à Annecy. Quand il a pris sa retraite, il m’a proposé de continuer la fabrication des Fontainebleau, m’a donné son matériel. Et puis, comme je commençais à deux heures du matin pour finir à onze heures du soir…

AM — On achète en commun les pots. On fabrique toujours les Fontainebleau mais à plusieurs parce qu’il n’est pas rentable d’en faire peu à la fois. Le produit nécessite pas mal de manipulations.

 Pourquoi vous enquiquiner au lieu de faire un truc industriel ?

 AM & PG —Ça donne Gervita, mais ça n’a rien à voir ! Nous faisons tous les deux le même travail la recette est la même, et certains clients préfèrent le Fontainebleau d’Alain Michel ou bien celui de Pierre Gay ! François Robin, lui,  a montré comment la musique influence notre perception du fromage. Tout ça est assez subjectif.

Comment faire connaître la qualité de vos produits ?

AM — En communiquant. Je fais des animations le samedi matin. Pierre procède autrement. Il est aussi formateur. Nous apparaissons dans des magazines, nous répondons souvent aux sollicitations, mais notre métier est d’aller chercher des fromages, de les valoriser et de les vendre.

Pierre Gay a retrouvé sur le net une annonce d’Alain Michel qui recrutait en août 2023.

AM — C’est vieux ! Maintenant je « décrute ». Je suis revenu au magasin, à Annecy. Les ventes sont tellement différentes quand on est là ! Même si mes employés aiment ce qu’ils font, si ce sont des gens de confiance, le résultat est différent.

Vous êtes pris entre la présence au magasin et la nécessité d’aller chercher de bons fromages.

AM — Ce n’est pas difficile de trouver de bons fromages, mais il faut y aller !

Le réchauffement climatique ne complique pas les choses ?

La production est plus capricieuse d’une année sur l’autre. Ça dépend sur quel versant est installé le producteur. Là il a plu, pas de l’autre côté. Mais le meilleur moment, c’est de me retrouver là-haut, chez mes fermiers, sans bruit, sans portable…

Nous sommes installés cet après-midi du 10 mai dans le « Quartier du Lac ». Le bruit des moteurs et celui des passants rivalisent de décibels. On aperçoit le Pont des Amours qui supporte une foule ininterrompue de promeneurs. Pierre Gay est arrivé à notre rendez-vous avec quarante minutes de retard. Sur le trajet, son bus a été bloqué par la circulation : la file d’attente devant un parking saturé débordait sur la chaussée.De retour à Sevrier après notre rencontre : bruit des voitures à l’arrêt sur la route, avec celui des amplis en plus, grondement continu des bateaux sur le lac voisin, cris continus ou presque venant de la piste cyclable !

PG — La vraie relation, le contact physique avec nos producteurs, c’est ce qu’il y a de mieux. Nous avons encore cette chance dans nos métiers. Nos fromages ne sont pas du digital. Le coût des nouvelles technologies , malgré leur efficacité supposée, ne compense pas la relation humaine que nous avons développée avec nos clients, avec nos producteurs.

Puisque nous parlons des clients, ce sont essentiellement des locaux, des touristes ?

PG — Des locaux essentiellement aujourd’hui, demain peut-être plus personne parce que la ville prend des décisions sans nous entendre. Nous ne sommes entendus ni par la ville, ni par le Grand Annecy. Comme les deux se tirent la bourre… chacun prend des décisions de son côté. Ils ne nous connaissent pas et ne nous respectent pas.

AM — Nous aimerions qu’ils nous écoutent et qu’ils nous entendent. On a tellement vanté Annecy depuis quelques années qu’un weekend comme celui-ci contribue à nous faire travailler. Mais pour recevoir tous ces gens, il faut des structures qui n’existent pas ! Hier, jeudi, aucune place à Annecy à seize heures. Ce matin, plus de places dès onze heures !

PG — Aucun plan B par rapport à ce que vous indique votre GPS.

Souvenir de cette famille canadienne qui a passé plusieurs semaines de l’été 2023 en France. Paris, Lyon, d’autres grandes villes. Annecy fut l’expérience la plus désagréable.

Rien n’a été prévu. On va le faire, nous dit-on ! On entend parler de 2030 ! La piscine des Marquisats ? Les gens balancent leurs déchets par-dessus la clôture qui cache la pampa qu’elle est devenue.

AM — Voilà pour le côté touristique, mais nos clients, qui venaient comme ils le pouvaient, à pied, à vélo ou en voiture, ne viennent plus aujourd’hui. Ils attendent l’automne et le calme revenu.

PG— Quand Alain a ouvert sa boutique à Albigny, il y a quinze ans,  une partie de sa clientèle a basculé là-bas. Nos élus n’ont pas fait d’étude de l’impact économique de leurs décisions sur nos commerces et nos quartiers. Ils font passer en tout piéton, et puis on verra ! Les solutions, si elles sont mises en œuvre réellement, demanderont aux commerçants d’avoir les reins solides d’ici-là.

Ils nous parlent des pétales de la ville. Ce sont des poètes qui associent la fleur et le fromage.

AM — C’est bien dit…mais ça ne me fait pas rire.

PG — Il y a de telles tensions entre les uns et les autres : les habitants, les touristes, ceux de la périphérie qui ne peuvent plus venir, tout le monde en veut à tout le monde.

Je suis conscient d’être dans la provocation : est-ce que vous ne menez pas un combat d’arrière-garde ? Malgré les qualités évidentes de votre façon de faire, le « progrès » ne va-t-il pas procéder autrement ?

PG — C’est évident. L’une des lignes principales de bus mène depuis quelques années au Grand Épagny alors que le plus bel hypermarché est quand même le centre ville d’Annecy ! Les responsabilités de la situation impliquent aussi l’équipe municipale précédente qui , pendant le COVID, est restée les pieds dans les pantoufles en ce qui nous concernait.

AM — Si le retard pris sera rattrapable ? Je me pose des questions quant à celui qui reprendra mon affaire, que ce soit mon fils ou quelqu’un d’autre. On aura toujours un beau métier, mais comment l’exercer ?

PG — Nous étions l’une des villes de France où il y avait le moins de vacance de commerces. Ils étaient repris tout de suite. Aujourd’hui certains commerces restent fermés à cause des prix exhorbitants. Notre personnel ne peut pas se loger. Vu les prix à Annecy, il nous est impossible d’acheter de quoi les installer.

AM— S’ils viennent de l’extérieur, ils ne trouvent pas où se garer.

PG — On leur paye le parking. Ou bien le bus, à cent %. Quand mon père bossait à la fruitière de Seyssel, il y allait à vélo. J’en ai un de livraison, personne ne veut l’utiliser, mais on va le ressortir. Ce sera bien pour livrer le long du lac, sur la rive de Sevrier.

AM — Et moi, je livre sur l’autre rive.

Chacun son quartier. Il paraît que vous vous dépannez quand il vous manque du fromage.

PG — Il est arrivé qu’Alain me rapporte des fromages de Lyon car ils ne m’avaient pas été livrés en temps voulu. Si je n’ai pas ce que demande le client, j’appelle chez Alain et lui envoie la personne. Nous sommes des confrères, pas des concurrents.

Photos de Fontainebleau © Clément Sirieys

Vous êtes poussés par le sens des affaires, mais aussi par une passion commune.

Oui, mais ça n’est pas si évident chez certains confrères.

PG  — Quand nous étions encore avec Jacques Dubouloz, certains journalistes nous ont interviewés tous les trois ensemble. Ils étaient étonnés que nous mangions ensemble le soi. Le véritable problème est dêtre entendus par des gens qui ne connaissent pas vraiment Annecy, ni ses spécificités et qui s’en remettent à des cabinets conseils de l’extérieur qui coûtent une fortune. Autant demander aux habitants, aux commerçants.

AM — Pour le réaménagement du centre ville, ils se targuent d’avoir interrogé sept commerçants, quinze ou dix-sept habitants et d’avoir fait un micro trottoir de cent-cinquante personnes ! Sur cent quarante mille habitants de l’agglomération !

Une élue rencontrée en avril 2024 à propos du réaménagement du centre historique d’Annecy faisait la différence entre la consultation et la concertation. La première consiste écouter et à faire ensuite ce qu’on veut. Talpa a déjà eu l’occasion de rappeler la restitution du travail mené  auprès des habitants de l’agglomération par Jacques Lévi et Romain Lajarge devant les élus de la ville en 2017. Comme leur discours interrogeait certaines habitudes de pensée locales, un élu fit remarquer que les citoyens ne connaissent ni les vrais enjeux ni les véritables questions.

AM — La dernière réunion traitait des Halles Gourmandes. Les exemples ? Lisbonne, Berlin, Lille, une ville belge…on est à Annecy !

PG — On ne sait toujours pas qui sera dans le Haras. On connaît le promoteur, Biltoki. C’est tout.

On discute du modèle Biltoki, né à Bayonne. Du droit d’entrée très élevé, des versements mensuels à la franchise pour se demander si certains groupes puissants ne vont pas avoir plus de facilités à s’installer dans ces Halles gourmandes que des artisans ou des commerçants locaux. La fréquentation serait essentiellement touristique.

PG — On a quand même été consultés à l’origine du projet du haras par la personne qui s’est fait éjecter ensuite parce qu’elle n’était pas de la bonne couleur politique. Depuis…

Le parallèle avec ce qui s’est passé dans le domaine de la culture est inévitable. L’élan extraordinaire né après guerre a été récupéré, géré bourgeoisement et comptablement, rentabilisé. Les créateurs véritables mis au pas. Annecy deviendrait-elle hors sol ? Un peu comme son Festival du Cinéma d’Animation.

PG — Nos dirigeants méconnaissent le passé de la ville. Beaucoup d’Annéciens ou de nouveaux arrivants aussi. Je reviens à ce problème de tension et de cohabitation entre les uns et les autres. Il se retrouve dans les moyens de transport, les revenus, la façon d’habiter la ville.

Conclusion : le fromage et la forme

L’avis d’ Alain Michel et de Pierre Gay est d’autant plus important qu’ils sont fromagers. Le mot fromage vient du latin «  formaticus », lui-même dérivé de forma, « moule, forme à fromage ». Qui de mieux placé qu’un fromager pour parler de mise en forme et d’aménagement ?