Waste Landscape, Élise Morin
16 mars 2024L’artiste fait étape à Annecy. Elle y a posé son installation Waste Landscape à l’espace culturel des Nouvelles Galeries.
— Waste Landscape ?
Le titre est en anglais parce que cette installation voyage beaucoup. Elle parle d’un monde globalisé bien au-delà du contexte francophone, et de problématiques qui n’ont pas de frontières.
À Annecy, Waste Landscape est installé aux Nouvelles Galeries, une sorte de temple de la consommation. Il y aurait une forme d’ironie dans votre travail ?
Aucune. Même si l’installation est montrée dans ce cadre, j’ai eu un échange avec la directrice du magasin. Il y a une tendance internationale à faire transformer les centres commerciaux en lieux de vie. L’exposition est gratuite, libre d’accès. Je ne suis associée à aucune marque. C’est la première fois que je suis exposée dans un lieu qui n’est pas spécifiquement dédié à l’art ; cette expérience m’intéresse. Elle permet de toucher le grand public, ce qui est cohérent avec le propos de l’œuvre.
Le fond du projet, cependant, ne traite pas de la consommation. Cette problématique n’est pas nouvelle. Le prisme aborde le digital, l’industrie du numérique et la matérialité du digital. Tout mon travail, indépendemment de cette installation, est en lien avec ces problématiques. La question de la consommation est très large. J’aimerais qu’on la resserre sur l’extractivisme, la matérialité du digital, du numérique et l’aspect plus symbolique des supports de mémoire qui s’effacent. En plus d’être des déchets, ce sont des objets en plastique.
Les miroirs qui cloisonnent l’installation donnent un reflet de celle-ci, une reproduction. Les CD sont des reproductions d’une œuvre originale : une conversation s’installe entre ce qui est exposé et l’image en reflet.
L’installation peut être trois fois plus grande. Alors que l’on ne voit ici que trois petites dunes, il peut y en avoir six ou sept de tailles beaucoup plus importantes, ce qui apporte une monumentalité spectaculaire qui pose la question de la reproduction telle que l’abordait Walter Benjamin. Mon intention est de créer, toute proportion gardée, une impression de sidération. Il me fallait éviter ici l’effet de petite salle qui restreigne l’installation au statut d’objet. Nous avons donc poussé les murs en créant des reflets qui parlent à la fois d’infini, de double, de reproductivité avec une légère distrorsion. Le miroir déforme légèrement. Au-delà de la scénographie, c’est une question de propos.
Vous travaillez sur une espèce en voie de disparition : le CD Rom est appelé à disparaître.
Ses jours ont été comptés dès lors qu’il est né ! Cet objet symbolique m’intéresse parce qu’il représente le cynisme d’une industrie. Je l’appelle « objet zombie » parce qu’il a toujours été entre la vie et la mort…
…Un peu à notre image.
Nous avons le choix d’essayer de nous prolonger, ou de prendre d’autres voies. Le CD rentre dans la critique d’une obsolescence programmée. Il était accompagné, normalement, d’une taxe de recyclage, mais la filière de recyclage n’a jamais été intégrée dans le process de fabrication. Or on savait que l’objet avait trente ans de durée de vie au maximum. On savait donc que rien n’était réellement prévu pour son recyclage. Par défaut, les CD étaient envoyés en Chine pour un « recyclage » chimique pire qu’une incinération.
C’était en 1990 / 2000. Tout le monde n’avait pas encore le mot anthropocène sur les lèvres. Bien sûr, certains avaient mis des mots très forts sur le phénomène mais la notion d’éco production, d’éco conception n’existait pas. Aujourd’hui aucune entrprise ne peut faire fi de ces questions, au moins théoriquement.
L’obsolescence, le recyclage des objets font écho à la fin de vie des humains, à leur obsolescence dans la mesure où ils sortent du cycle de la productivité.
J’entends. Vous êtes touché à cet endroit, d’autres réagissent ailleurs. Au fil des expositions je vois que ce qu’elles racontent est systématiquement réinterprété en fonction du temps qui passe. [ La relation au CD change puisque l’on écoute de la musique par d’autres moyens qui se développent de plus en plus. L’objer CD devient denrée rare.]
Le mot anthropocène s’est imposé à moi alors que je vivais en Chine. On y voit des paysages manufacturés se développer en une nuit à l’échelle de villes, avec une inconsidération totale des enjeux environnementaux et humains. Le cheminement habituel de l’histoire de l’art m’est alors apparu totalement déconnecté du monde contemporain. Le capitalocène, lui, aborde l’addition des impacts. Maintenant on est au courant de tout ça…
On est au courant, mais on réagit comme la grenouille d’Olivier Clerc au réchauffement. Elle meurt bouillie. Il y a un discours politique mais les actions ne suivent pas vraiment.
La discussion aborde alors la question de la réelle responsabilité de chacun. Le CD cristallise ce faisceau de décisions, de profits et de dégâts.
Je reviens aux miroirs dont nous parlions. Le CD est joli, il est un miroir dans lequel on se reflète et il ressemble à de petites planètes avec un cœur percé. J’y vois la mine à ciel ouvert qui continue de grandir dans cette petite forme qui, elle, est finie. Forme constituée de nombreuses couches très fines de matériaux divers [polycarbonate, aluminium, or] impossibles à séparer sinon par une chimie dévastatrice. Plus on creuse cet objet, plus apparaissent les impensés volontaires de toute la filière. Le CD est un concentré incroyable qui a une durée de vie très courte. Paradoxe, dans trois générations on l’aura oublié alors qu’il est censé être un objet de mémoire.
Les CD de l’installation sont assemblées comme des écailles de poisson ou comme les mailles d’une armure. On peut y voir quelque chose d’organique, des motifs japonais ou bien une construction occidentale. Une ambivalence ou une ambiguïté esthétique.
Pour dépasser le cadre de l’installation Waste Landscape, nous parlons de trame, d’hybridation, du travail de Penone…
D’où vient votre inspiration ?
Je travaille autour d’enquêtes. Je fixe mon attention sur un territoire ou un objet. Tchernobyl. Je me suis intéressée à cette forêt proche de Tchernobyl, par exemple. Des gens s’y battent pour la préservation terrestre et d’autres essayent de comprendre comment s’en extraire. Deux attitudes se confrontent autour de la résistance à la radioactivité. Je me suis intéressée à une plante…C’est toujours la même question : « Où commence le naturel, où commence la pollution, l’artificiel, comment tout ça s’hybride ? Où commence l’environnement et à quel point on s’en exclut pour réfléchir et comprendre qu’on est les deux pieds dedans ? Est-ce qu’on a un territoire sous nos pieds, qu’on défend, ou bien est-ce que l’on regarde le paysage comme un tableau, en s’en excluant ? »
La mécanique quantique nous apprend qu’on est dedans.
On sait, mais philosophiquement et esthétiquement on n’a que des repères qui nous en excluent. D’où l’intérêt pour moi de concevoir un paysage dont nous faisons partie ; nous sommes dedans. Notre conception des paysages repose toujours sur un point de fuite et une ligne d’horizon. Ce sont des inventions très anthropomorphiques.
La notion de paysage est une invention.
Toutes les images qui nous environnent nous disent « On est dans la maîtrise, on est au centre, tout se passe en fonction de nous ». D’où l’intérêt de travailler sur des esthétiques qui changent notre relation à l’objet, sur des échelles qui permettent de parcourir les choses au lieu de les regarder.
CD Rom. Autoportrœil de Christophe Rassat. Disque Bi, céramique de Jean Girel.
On entend dire « On est face à un problème, il faut regarder la réalité en face… ». On est rarement dedans ou avec. On se met « en capacité de » : on n’est jamais à l’intérieur du monde, on s’en met à distance.
Cette stratégie vise, selon moi, à vider toute forme d’action. Si on n’est pas dedans, on n’est pas vraiment concerné.
Vous êtes donc une révolutionnaire ? (rires partagés).
L’effondrement de la biodiversité me catastrophe. Ma vision des choses est malheureusement trop tragique pour être révolutionnaire. Et puis je fais les choses pour moi. Je ne pourrais pas faire autre chose. J’ai besoin de transformer mes angoisses, mon désespoir mais aussi mon émerveillement. J’aime la beauté. Il ne s’agit pas de revenir à une nature bucolique…
… la nature telle que nous la connaissons est une construction.
Nous sommes héritiers d’une vision extrêmement romantique : la nature serait vert et bleu ! La réalité d’aujourd’hui est d’une complexité extrême qui nous oblige à « aimer les monstres », comme les mutants de la Forêt Rouge de Tchernobyl. Ils apportent peut-être les solutions qui nous permettront de composer avec l’environnement actuel. Je me faisais les mêmes réflexions en regardant les glaciers qui fondent dans la région autour d’Annecy. Nous devons apprendre à aimer des choses différentes, des paysages complexes, hybrides…
Il est question de la résidence artistique d’Élise au Nouveau Mexique, de l’expérimentation de la première bombe atomique.
L’anthropocène pourrait être daté à partir de cette première explosion. On a considéré le désert comme un endroit sans valeur, tout comme on a considéré les Indiens Hopis qui y vivaient et qui n’ont jamais été dédommagés. Oppenheimer, le film qui a tant de succès, n’en dit pas un mot. Les downwinders militent pour que soit reconnu le racisme environnemental qu’a constitué cette première bombe atomique, notre relation au désert, à la culture amérindienne. Ils espéraient que le film porte cette parole. Tout est passé sous silence ! Le film va faire office de référence !
L’Histoire sera finalement ce que montre le film.
Ce film aurait pu constituer une opportunité, il n’est qu’une instrumentalisation alors que les downwinders font localement un travail remarquable de médiation, de communication réhabilitation, d’études alternatives. Je suis sensible à la beauté que génèrent leurs actions. Je prends, je m’en inspire en me disant que ce ne sera pas inutile, mais insuffisant. C’est ambigu.
L’ambigu est plus intéressant que le monotithique. C’est sans douté là que se trouve un chemin possible pour l’artiste.
C’est vrai.
Ces petites planètes que sont les CD nous ont décidément menés très loin. Le cheminement d’Élise Morin n’est pas terminé. Il passe par Annecy en ce moment mais mérite d’être poursuivi en sa compagnie.
Bonus
Tirées du livre L’ effondrement de la civilisation occidentale, ces quelques lignes datées de 2093 et attribuées à deux historiens : « Environnement. Concept archaïque qui, après avoir dissocié les êtres humains du reste du monde, assignait à la composante non humaine une valeur esthétique, récréative ou bilogique particulière… Parfois , on disinguait environnement « naturel » et environnement « bâti » : cela contribuait à brouiller les esprits des hommes et des femmes du XXe siècle, qui avaient du mal à saisir et à reconnaître l’omniprésence planétaire de leur impact… «