Alain Damasio, parole d’homme orchestre

Alain Damasio, parole d’homme orchestre

15 janvier 2022 Non Par Paul Rassat

Alain Damasio rencontrait des passionnés le 12 janvier 2022 au Bistro des Tilleuls, à Annecy. L’événement précédait son concert « Entrer dans la couleur » à l’Auditorium le 13. Il était organisé par la librairie Antiope et en relation avec le Brise Glace. Voici de larges extraits retranscrits par Talpa et quelques vidéos « brutes ». Ont été privilégiés les moments qui apportent un regard de philosophe, de sociologue, d’écrivain et d’artiste sur la société.

Les furtifs

Le roman a été très long à composer. Il s’est étalé sur quinze an. Je mets les premiers mots sur un cahier en 2005, et puis ça traîne de façon inexplicable. Sans doute parce que j’ai fait pas mal de choses différentes, des jeux video, des pièces de théâtre, des podcasts, des séries radio. Je n’arrivais pas à rentrer dans le roman comme je l’aurais souhaité. Je ne suis arrivé à le démarrer vraiment qu’en 2016. Quand je suis arrivé vers la fin, quelque chose a commencé à germer.    

Du roman à la scène

J’avais fait un concert avec Yan Péchin à Dunkerque. Il est un archange de l’improvisation. J’ai senti l’énergie que ça apportait d’incarner les textes sur scène et j’ai eu envie de continuer. Vers les six derniers mois des Furtifs on a commencé à réfléchir à un album. Ce n’était pas prévu mais j’y étais voué. J’ai une écriture très physique, très organique qui fonctionne à partir des systèmes d’assonance, de consonance, avec une syntaxe assez impactante et rythmée. Le texte passe par le corps. Quand tu ajoutes le corps au texte, tu mets la voix.

De l’écriture à la voix

Je suis fasciné par la voix. Elle m’émerveille. Quand je parle, je sculpte des volumes d’air. La glotte fait les premières sculptures. Ça rentre dans la gorge. La langue, le palais, les dents, tout vient sculpter la masse d’air qui sort en vortex qui vient résonner sur votre tympan. C’est magique ! C’est ce qui m’a donné envie d’aller sur scène faire entendre la voix, le rythme, faire vivre l’énergie du texte qui libère quelque chose de très fort quand elle est portée aussi par la guitare. Ce qui m’énervait, c’est que les comédiens qui disaient mes textes n’étaient pas au niveau, à part un copain d’Annecy. Pourquoi ne pas le faire moi-même ? Au moins, je connais ma syntaxe, mon écoulement, ma rythmique. Ça correspond avec ce que j’avais forgé de l’intérieur.

Sculpteur-extrudeur

Pour sélectionner le texte à partir des Furtifs, 700 pages, ça a été un bordel invraisemblable. J’ai pris les passages que j’avais envie de faire entendre, vibrer. Une trentaine de textes. J’ai commencé à les dire avec Yan et une douzaine se sont dégagés. J’ ai retouché certains pour aller vers l’oralité. Il faut procéder par soustraction. Tu extrudes le texte parce que ce que tu envoies, ton énergie porte déjà tellement de choses que tu n’as pas besoin d’avoir énormément de mots. Tu peux compacter. C’est pareil quand tu fais une série télé ou un film à partir d’un roman. Tu divises à peu près par vingt la masse du bouquin. C’est pour ça que les adaptations de romans au cinéma sont nulles.

Entrer dans la couleur

Entrer dans la couleur vient d’une analyse de Gilles Deleuze sur Van Gogh. Il explique comment Van Gogh, comme beaucoup de peintres, se tient au bord de la couleur, avec quelle terreur il ose, au début, ne pas aborder la couleur, ce qui se passe quand il va oser le faire. Ses premières toiles sont ternes, couleur patatoïde, sans intensité. Vingt ans après, c’est incroyable ! Il arrive à entrer dans la couleur, mais c’est aussi ce qui le rend fou. Tout art a une façon à lui d’entrer dans la couleur, tu prends de vrais risques quand tu le fais.

Le son, le visuel

Dans un bouquin, des choses sont intuitives, instinctives. Elles vous échappent et viennent habiter le livre malgré vous. Il y a aussi des choses très délibérées, construites, comme ce débat entre l’auditif et le visuel. Notre société est saturée d’images. Cette façon d’imposer l’image n’aboutit pas à éduquer, à élever l’imaginaire mais à l’inverse. L’image fait écran à l’imaginaire. Elle ne permet pas de construire par toi-même tes propres images. Tu ne fais pas le travail de t’émanciper des images construites. On est tellement saturés d’images qu’il ne faut plus décrire. Il faut être de plus en plus évocatoire. Deux, trois détails suffisent pour poser le portrait d’une jeune femme brune, ses mouvements, sa gestuelle plus que la description pure. Je ne comprends pas les auteurs de notre époque qui continuent à décrire.     

La trace

Les Furtifs ? Oui, ils représentent une communication qui passerait sous les radars, qui échapperait aux contrôles. Aujourd’hui tu ne peux pas avoir de communication sans qu’une trace ne soit prélevée dessus. L’information ainsi prélevée peut être employée par exemple pour faire une plus value sur l’amitié, comme le fait Facebook. Google et Facebook sont en réalité des régies publicitaires qui travaillent sur le profilage de vos comportements et en tirent profit. Ce que nous vivons aujourd’hui dans le contrôle dépasse de tellement loin 1984 ! Ça potentialise un pouvoir exorbitant sur vous.

Le métaverse

Je pense que le métaverse est un effet d’aubaine lié au COVID. Ils essayaient de le mettre en place depuis une vingtaine d’années. Ça revient parce que le COVID leur a donné deux ans de distanciel extraordinaire. La valeur boursière des GAFAM a explosé. Ils ont essayé de développer ce qui existe déjà avec les réseaux sociaux. Comme je suis optimiste, je pense que le vivant fait son boulot et qu’on va sortir de la pandémie. Le présentiel est censé revenir. L’investissement de désir dans le métaverse sera moins fort. Boire un coup dans le métaverse !

La technologie et la science fiction

On s’intéresse à la technologie parce que ce qu’elle offre provoque un émerveillement mais on a en même temps un rapport techno-critique certain. Que nous fait la technologie ? En quoi elle nous change ? Pour moi, la science fiction est le genre qui interroge ce que la technologie, la science font de l’Homme. À quel point elles révolutionnent notre rapport au monde, aux autres, le rapport à soi-même. Vois comment un adolescent se construit aujourd’hui. Énormément par rapport aux réseaux sociaux, par les jeux video. C’est intéressant d’interroger ça, de voir ce que ça produit. Le Smartphone, un petit rectangle, a transformé notre façon de travailler, de séduire, de se socialiser, de penser, de gérer nos agendas…   

Le pouvoir et la puissance 

On délègue à la machine tout un tas de fonctionnalités qu’on assumait nous-mêmes. Par ces machines on se donne du pouvoir et on s’enlève beaucoup de puissance. Le pouvoir est ce que tu peux déléguer ou externaliser vers une machine ou une autre personne. Ce que tu fais faire. La puissance est ce que tu fais toi directement. Notre monde nous vend du pouvoir, des applications, des logiciels qui se payent par une diminution de notre puissance. On perd la capacité à se spatialiser soi-même à cause du GPS. Grâce à lui tu peux t’orienter n’importe où dans le monde, mais tu perds la puissance de le faire par toi-même, de te situer, de mémoriser une ville, la mer, les montagnes. La mentalisation qui fait que la ville existe pour toi, qu’elle s’incarne, tu la perds. 

L’affaiblissement de la pensée     

Ces capacités cognitives que tu perds semblent insignifiantes mais sans elles, tu perds plein d’autres choses. Apprendre les maths ? On s’en fout. Personne ne va faire des maths après la scolarité ! Mais ça te donne plein de choses en capacités cognitives, en construction logique. C’est fondamental ! Je ne parle même pas de la mémorisation. Tu ne peux pas discuter avec un pote sans qu’il prenne un Smartphone pour vérifier l’info.                                                                                                                                    Je ne peux pas penser si je n’ai pas mémorisé un minimum de choses, de concepts, de chiffres. Sans ces ponts, impossible de construire un chemin de pensée. En réalité, personne n’a envie que tu réfléchisses que tu prennes un recul critique, aucun pouvoir.

Aucune technologie n’est neutre            

J’en ai assez d’entendre « La technologie, ça dépend comment tu l’utilises. » La technologie amène un rapport au monde par elle-même. Toute technologie veut contrôler ou maîtriser le monde. Aucune technologie n’est neutre au départ. La dématérialisation exige que j’aie un téléphone portable. Ceci permet de tracer tout acte d’achat pour savoir quand tu consommes, sur quel magasin. Le COVID a servi cette numérisation. Le paiement sans contact, c’est fabuleux ! C’est la bénédiction des banques !

 Le public privé de moyens pour privilégier le privé

La critique de l’ultra libéralisme n’est pas nouvelle. Dans Les furtifs je me suis concentré sur le rapport à l’espace et la circulation dans une ville. On dégrade sciemment les services publics pour agacer, les rendre insupportables aux usagers jusqu’à ce que ceux-ci consentent à une privatisation encore plus pourrie contre laquelle il sera impossible de réagir. Tu baisses les budgets d’année en année. Tu dois rendre la même qualité de service avec moins de moyens et de personnel. Les gens perdent le sens de leur boulot comme dans les hôpitaux, à l’Éducation Nationale… Quand c’est bien dégradé, on essaye de privatiser au maximum. J’ai suivi ce processus pour les villes. Ne pas faire payer les riches, donc moins d’impôts, moins de ressources, les services se dégradent. Puisqu’on n’a pas assez d’argent pour refaire Notre Dame de Paris, on va faire Notre Dame de Loréal !

Le passe, un tour de passe-passe ?

J’ai travaillé sur la circulation dans la ville. C’est ce qu’on retrouve avec le passe sanitaire qui crée une ségrégation spatiale, affective, émotionnelle. Tu as le citoyen de seconde zone qui n’est pas vacciné, le citoyen premium. Avec trois doses, tu es Privilège. C’est si facile à mettre en place avec le Smartphone ! On peut décaisser sur ton compte bancaire toute amende liée au franchissement de ta zone. Il suffit que ça soit fluide. Si c’est fluide, les gens « Ok, c’est cool ! ».

Un médium privilégié ?

Depuis dix, quinze ans, j’en ai pratiqué un certain nombre, tous liés à l’écriture. J’ai cependant la certitude que je suis fais pour écrire des romans mais je ne peux pas m’empêcher de faire autre chose, de prendre des risques dans d’autres domaines. J’ai besoin de cette diversité, de jeu avec l’immédiateté. L’espèce d’urgence d’être sur scène, d’un one shot qui donne beaucoup d’intensité.

Toujours répondre à une nécessité

En écrivant Les furtifs je savais que c’était là que je devais me trouver. Depuis deux ans pourtant je n’écris pas une ligne parce que je n’ai pas envie d’y retourner. Je me fais confiance, je ne vais jamais me forcer à écrire. Je pourrais faire des bouquins et des bouquins mais ça n’aurait aucun sens si ça ne répond pas à une nécessité intérieure cruciale. Ma nécessité actuelle est d’être sur scène, de développer une sorte de ZAG, une zone d’expérimentation sociale terrestre et enchantée. On essaye de mettre en place une expérience sociale qui prend beaucoup de temps. Il y a des ateliers de formation, d’écriture, d’écologie, des ateliers politiques. Art, politique et écologie. J’ai envie d’être dans le réel.