Benoît Vidal, conversation au fil de l’eau

Benoît Vidal, conversation au fil de l’eau

2 octobre 2023 Non Par Paul Rassat

Conversation sans questions préconçues, pour le plaisir de la rencontre, de voguer au gré des mots, des associations d’idées, de la découverte. La rencontre se déroule à L’Auberge sur les Bois. Daniel Baratier est encore maître des lieux, avec Charlotte. Benoît Vidal commence à s’y installer, à prendre ses marques. La cohabitation semble joyeuse. Benoît Vidal est souriant, disponible. Nous passerons trois heures à discuter. La première heure debout, pris par l’animation de l’échange, le plaisir d’une conversation dans laquelle chacun est véritablement à l’écoute de l’autre pour partir à l’aventure.      

Un nouveau départ

— J’agencerai les tables différemment. On va refaire la terrasse par la suite, l’aménager…

Vous avez déjà tous vos repères ici, à l’Auberge sur les Bois ?

Ça fait plusieurs fois que je viens. Daniel et Charlotte m’ont laissé manœuvrer un peu dans leur univers, pour prendre le pouls. Ils partent dans un nouvel équilibre de vie. Lui pour un projet à Dubaï, Charlotte s’occupera un peu plus des enfants.

Pour vous aussi, c’est un nouvel équilibre.

C’est une belle aventure qui se profile à l’horizon.

Les médias ont donné un écho extraordinaire à ce qui vous est arrivé à Val d’Isère. Cette mésaventure débouche sur un nouveau départ.

Je le dis avec un peu d’humour, je n’ai pas envie d’être un martyr du capitalisme. Ce que j’ai subi, en termes humains, n’est pas juste. Avoir vécu  pendant douze ans avec quelqu’un qui vous dit «  C’est juste un mauvais passage, il faudra trouver un nouvel équilibre pour relancer la structure… » alors qu’il savait qu’il ne me vendrait jamais le fonds de commerce ! J’étais là simplement pour apporter  à ses murs une plus value qu’il était incapable de réaliser lui-même. C’est très médiocre. Les médias ont été touchés parce que je me suis retrouvé obligé de rendre mes deux étoiles.

Vous allez refaire vos preuves ?

Je recommence à zéro. Pas vraiment parce que je garde ce que j’ai appris au cours de ma vie. C’est un renouveau. J’ai mis vingt jours avant de rencontrer Daniel. Le temps d’entamer le deuil, de dépasser le traumatisme. Mon vécu personnel m’avait aussi préparé à ce type de situation. Comme tout le monde, j’ai vécu des moments difficiles. J’ai un petit garçon handicapé, ce qui a été très dur à digérer. J’ai connu un divorce, puis une séparation conflictuelle alors que nous avions une petite fille. Pour l’hyper sensible que je suis, les histoires de cœur sont compliquées à vivre. Mon métier demande beaucoup de caractère, il m’a donc fallu épaissir le cuir au fil du temps. Je garde cependant une très grande sensibilité dans tout ce que je fais au quotidien. Douze ans ! Oui, il a été très dur de faire le deuil de tout ce que j’avais construit là-haut. Je ne le vis pas différemment qu’une histoire d’amour. Avoir à partir a été émotionnellement douloureux parce que j’aime les gens, j’aime ce que je fais, j’aimais l’endroit, le partage, la relation que j’avais avec tout le monde. Il y a eu l’appréhension de redémarrer ailleurs. Mais si c’est pour mieux… Ma passion me porte et je la partage avec ceux qui viennent de l’extérieur et l’équipe avec laquelle je travaille.

Exprimer pleinement sa sensibilité

Vous en avez rapidement parlé, cette grande sensibilité n’était pas de mise autrefois dans le milieu de la cuisine.

J’ai été éduqué dans cette profession avec des coups de pied au cul, des baffes, des insultes, la pression morale quotidienne. Plus d’une fois, j’ai craqué quand j’étais gamin, comme beaucoup. Tout le milieu fonctionnait comme ça. C’est d’autant plus paradoxal que l’on y parle d’émotion. Il y a une grande fracture entre le discours, ce que l’on exprime et le fonctionnement. J’ai toujours été pris dans cette dualité. Nous avions parlé d’oxymore par téléphone, nous sommes totalement là-dedans. Pour moi, il est impossible d’exprimer une hyper sensibilité en étant extrêmement dur. Je me rends compte maintenant de la chance que j’ai eu de quitter là-haut. Le propriétaire était un homme belliqueux. Le terreau sur lequel je suis arrivé n’était pas sain, de l’ordre du combat.

Liée à l’hyper sensibilité, l’empathie fait que l’on perçoit certaines choses mais que l’on continue quand même.

C’est le problème de ma vie. Beaucoup m’avaient dit «  Cet homme est méchant, mauvais. » Je ne voulais pas le croire. C’est mon côté chevalier blanc. Même chose pour mes histoires d’amour. On pense qu’on va sauver les gens ! J’en ai des frissons lorsque j’en parle ! Je me suis souvent sacrifié, abimé pour les autres. Aujourd’hui, je me suis débarrassé de ces vampires. Je veux être libre, que mon terreau soit le plus sain possible pour pouvoir m’exprimer le mieux possible. Ici, Sur les Bois, les fondations sont belles, c’est fondamental.

Ne plus chercher à remonter le courant

  Je suis natif de Méditerranée. J’ai remonté le cours de l’eau pour venir aux sources de l’Isère…J’analyse tout, j’établis beaucoup de parallèles. On m’a dit souvent que je suis comme un poisson qui va toujours à contre courant pour chercher son oxygène. J’ai été aussi dans le Lubéron, à Divonne-les-Bains. J’étais remonté aux sources de la Loire, chez Régis Marcon. Mes deux enfants sont nés à Annemasse puisque j’étais à Divonne. Je suis né en 74, j’arrive à l’âge de la maturité, la jeunesse de la vieillesse.

Vous créez des liens en permanence, des liens humains, des liens de pensée, d’analyse.

Nous sommes Sur les Bois. Regardez ce qu’il y a sur les murs de l’auberge ! Je dessine énormément, je crée. J’aime jouer avec les mots. Je travaille en jusqu’au-boutiste, en ce moment à l’identité du site que je veux mettre en place. Je pense qu’on peut maîtriser beaucoup de disciplines. Mon papa était artiste, il travaillait le fer superbement. Il savait écrire. Ma maman est hyperactive et se débrouille dans de nombreux domaines. Elle est boulimique de plein de choses. C’est un héritage très riche de sensibilité et d’activités.

Même si vous avez plein de cordes à vos arcs, vous étiez destiné à la cuisine.

Est-ce que c’est le destin, le hasard ? Il y a dans ma vie énormément de clins d’œil qui m’amènent ici ! J’emploie le mot « scénario ». Il était écrit ! Tout s’est cristallisé la semaine où j’ai reçu le courrier de mon propriétaire, vécu une rupture amoureuse…J’ai compris que la ténacité n’était plus de mise, que je devais partir, mais la cuisine demeure mon axe principal.

Le bon alignement

Photo © Snowline

Le terme est galvaudé, mais vous serez davantage dans une forme de lâcher prise, de liberté ?

D’alignement, je dirais. J’ai changé de fréquence, ma relation aux autres. Il arrive que je demande un truc…qui arrive aussitôt. Un problème se pose ? La solution suit immédiatement. C’est un alignement de simplicité et d’évidence. Les consoles que je retrouve ici, je les avais imaginées, dessinées. Ce ne sont pas les mêmes matériaux, mais c’est étonnant. J’avais réalisé beaucoup de pièces en bois pour mon restaurant précédent, j’avais fait des dessins, et en découvrant «  mes consoles » ici, j’ai pris une baffe ! J’ai commencé à rapporter des assiettes… et j’ai réalisé que Daniel Baratier et moi avons le même fournisseur. J’ai repris mon vrai chemin, mon alignement. Le petit poisson ne va plus à contre courant. Il retrouve les racines profondément implantées dans le lieu où il doit être. Aujourd’hui, là, je sais que je suis à ma place.

Question d’équilibre dynamique

Pour les taoïstes, la vie est un fleuve qui coule bien avant notre naissance. À vouloir lutter contre le courant, on s’épuise. En le suivant, on n’a aucune existence propre. Il faut donner des inflexions en jouant avec le courant pour aller où l’on veut.

J’ai beaucoup de fierté à avoir réalisé une partie de mon parcours à Val d’Isère. Mais j’étais dans le combat. Mon quotidien relevait du guerrier car j’avais à lutter contre le mensonge. Maintenant, je suis en quête d’équilibre personnel et dans l’assiette. Cet équilibre qui existe entre le Yin et le Yang, je le retrouve dans le thème de l’onde que je veux travailler dans mon graphisme, dans mes assiettes. Regardez le cœur de l’arbre. L’onde grandit avec l’arbre qui acquiert sa maturité. Quand on débute dans le métier, bien sûr, on assimile de la technique, ce qui fonctionne en termes d’équilibre. Ce sont les contraires qui procurent celui-ci, pas la juxtaposition de choses identiques. Au début, en revanche, on commence avec un diamètre très petit et puis le cercle grandit, il assimile une table, ce qu’il y a autour, l’univers, notre univers. Je me dis qu’on grandit énergétiquement parlant, intellectuellement. Notre énergie assimile les gens au travers de tout ce que l’on est pour fidéliser, créer autour de soi. L’énergie que l’on dégage attire. Aujourd’hui, j’attire les gens qui résonnent avec ce que je vibre.

Vers la poésie

Je vais même plus loin. Il y a une part d’alchimie dans notre métier qui est une quête des sens et des éléments. Mon papa est coupeur de feu. J’ai ce don ainsi que celui de sourcier. Les baguettes réagissent à mon énergie vibratoire. Je coupe le feu et je peux trouver l’eau. C’est une véritable connexion aux éléments pour un cuisinier. Je vois une vraie cohérence maintenant dans mon parcours de vie, une maturité qui ne relève pas trop, dans ma cuisine, du cérébral. J’adore Tintin. J’adore le sept à soixante-dix-sept ans. Cette lecture à travers des prismes différents. J’aime le côté graphique, mais je veux aussi de la longueur en bouche, et puis quelque chose de cérébral. En fonction de leur sensibilité, de leur culture, les gens peuvent avoir des lectures différentes. Je fais souvent un tour de table après le service. Cette fois-là, il y avait deux couples à une table. Je demande si tout s’est bien passé. Pour un couple, c’était super, ils s’étaient régalés. Le monsieur de l’autre couple me confie qu’il a été bercé par la poésie toute la soirée. Il avait vécu toute ma sensibilité !

Peter Pan

Le téléphone sonne. Benoît Vidal explique ensuite qu’il lui reste à recruter un sommelier. Aucune inquiétude, les problèmes semblent se résoudre d’eux-mêmes en ce moment. Il est question de médecine chinoise selon laquelle l’homme est une antenne reliée au ciel et à la terre, qui sont ses sources d’énergie. Les montagnes sont des ressources très fortes pour les catalyseurs d’énergie comme Benoît Vidal. Sa vie personnelle retrouve, elle aussi, une harmonie qui lui est nécessaire pour être pleinement lui-même. Annecy y occupe une place importante.

C’est Daniel qui m’a contacté. Je suis venu voir l’Auberge avec  Marielle, ma compagne. Nous avons eu un coup de cœur. Peter Pan était là ! Ce que j’aurais aimé avoir à Val d’Isère, je l’ai trouvé là. Tous les détails y participent.

La vie au cœur

En venant vous voir, je me disais que le Vidal est le répertoire des médicaments, la santé. Et Benoît est «  le bien nommé. »

« Vidal », c’est le nom qu’on donnait  dans ma région d’origine aux gens à qui on accordait en même temps le droit de vivre. Il y a l’équivalent à Val d’Isère avec les « Bonnevie ». C’était des gens qui n’avaient pas de nom : on leur donnait le droit de vivre. Mon métier ? L’alimentation, c’est vital. Je suis relié au feu et à l’eau, des énergies contraires. Nous parlions d’oxymore ! Je vais avoir cinquante ans. Une nouvelle phase, une nouvelle vie. Le Michelin sort le dix-huit mars, c’est l’anniversaire de mon papa. Mars, le signe des poissons. J’ai plaisir à évoquer le cycle de l’eau qui ruisselle dans les montagnes pour aller dans les rivières, jusqu’à la mer. C’est mon cycle. C’est exactement ce que j’ai fait. Ma relation avec la nature, avec les éléments est essentielle. Sans sombrer dans la religion, il y a dans la cuisine cette dimension de transformation de la matière.

Vivre la nature

Vous utilisez avec plaisir le verbe « transformer ».

Parce qu’il s’agit de transformer la matière en émotion. Transformer un produit brut pour l’assimiler, c’est de la magie. Il faut redonner son véritable sens au mot « émotion ».

Votre conception de la cuisine va évoluer, de Val d’Isère à Annecy ?

Je vais voir. Ça dépend de la connexion, de la sensibilité intérieure. Je viens de me demander si je pouvais attaquer la créativité culinaire. Je pars sur une trame, avec des dessins pour passer de l’intellect au papier, au dessin puis au plat. C’est mon processus habituel. Mais je n’y suis pas encore. J’ai d’abord besoin de planter mes racines ici, de m’immerger. Daniel va m’emmener voir les producteurs. J’ai besoin d’aller voir les gens. Là-haut, on ne ressent pas les mêmes choses. Les saisons ne sont pas les mêmes. J’étais le plus souvent à contre-sens de la nature, de mon expression, de mon terroir. Mes racines devaient aller puiser très fort en hiver, et je devais arrêter ma saison quand la nature reprenait ! Je devais fournir trop d’efforts improductifs.

Ici, je vais revivre les saisons, le cycle de la vie, l’ordre de la nature. Je vais aller chercher des plantes, des herbes pour me reconnecter au vivant. L’hiver dernier déjà, quand j’ai repris l’établissement uniquement à mon nom, les gens me demandaient ce qui s’était passé. Ils sentaient une autre vibration. Ça me conforte dans le fait que je vais retrouver ici une émulation  très forte.

Tout part de l’enfance

Qu’avez-vous appris chez Marcon, Guérard et d’autres ?

De la technique. Les vieilles maisons étaient très dures autrefois. Il était difficile de s’y épanouir. L’écrémage naturel fait qu’il fallait être fort. Être à la fois fort et sensible permet d’aller puiser très profondément. Chez Michel Guérard, j’ai pris des baffes positives : on a le droit de faire des liaisons au jus de légumes ! De supprimer le beurre, la crème pour apporter de la légèreté tout en conservant du goût. On a le droit ! Michel Trama dressait dans des pierres, dans de gros coquillages !

J’ai retrouvé des photos de moi enfant. Un petit garçon habillé en cuisinier, avec la banane. Une bouille rigolote, facétieux, plein de vie, plein d’humour. Je suis ça ! Ce petit garçon souriant, plein de vie, qui disait à ses grand-mères, à l’âge de cinq ans, «  J’aurai un restaurant. »

On entend souvent dire qu’il faut garder son regard d’enfant. En réalité, il faut beaucoup d’efforts et de travail pour y arriver.

Il ne faut pas oublier l’enfant, la racine, les histoires passées, nos parents. La racine, c’est le premier rond de l’arbre. L’épaisseur, la cuirasse vient ensuite. Mais le cœur est là ! C’est ce qui permet à l’arbre de se développer, de devenir beau, de vivre les saisons, de montrer ce qu’il est. Je suis monté là-haut, à contre-courant, pour chercher mon oxygène. Aujourd’hui, la maturité…

Se nourrir, nourrir son esprit

Vous n’allez pas vous ennuyer à être heureux ?

Non, grâce à mon métier. C’est un métier d’alimentation qui m’alimente dans tous les domaines. Ce qui entre et ce qui sort forme une boucle et je suis à ma place.

Vous avez eu un menu qui s’appelait «  L’adret et l’ubac ». Vous êtes dans les associations.

On parlait d’oxymore. Mon prochain menu, je l’appellerai «  Graines d’eau ». J’ai dépassé la période de doute liée à la phase précédente. Maintenant, je me pose et le rubik’s cube tourne. Tac, tac, tac, les choses trouvent leur cohérence. L’an dernier, j’ai acheté un truc en noyer, un support à œuf sans trop savoir où je voulais aller. Petit à petit, j’y ai mis des brisures de noix et puis une galette de noix et puis, en même temps, j’ai dit que c’était une coquille de noix que je déposais sur l’œuf. La coquille de noix, c’est le premier bateau qu’on met à l’eau. L’œuf est le début de la vie ! Et un jour, au bord du lac, Marielle me rappelle que les petits bateaux s’appellent des Optimits. J’ai gardé une phrase comme un mantra que je répète à mes équipes avant chaque service «  Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté. » La réflexion, l’alchimie de la transformation se font pratiquement d’elles-mêmes à partir d’un petit objet acheté par anticipation, de façon intuitive. Mon frère me dit que les artistes font souvent les choses sans réflexion consciente. C’est le public qui analyse et interprète. Nos créations provoquent des ouvertures qui peuvent êtes vécues à différents niveaux.

Intuition, réflexion, création

C’est une démarche très poétique. On y retrouve aussi une dimension synesthésique qui réunit les éléments, les sens, les émotions.

Dans l’œuvre ouverte, Umberto Eco soutenait que, plus une œuvre est artistique, plus elle est ouverte à une multiplicité d’interprétations. Les panneaux du code de la route, en revanche, ne peuvent pas se permettre d’être artistiques !

Les ingrédients, je les pose, l’équilibre se fait par mon intermédiaire, avec l’apport de la technique, celui de mes équipes. L’équilibre est fondamental. J’avais par exemple entrepris d’écrire un livre de cuisine l’an dernier. L’expérience n’a pas abouti parce que je n’étais pas chez moi. Aujourd’hui, je sais que je pourrai y parvenir.

Benoît me montre trois photos sur son téléphone. Des rondins de bois empilés en forêt, un dessin, le plat réalisé à partir de la première photo. Intuition, Réflexion, Création : les trois étapes.

Les racines

La nature vous pénètre. Vous l’assimilez, parfois sans l’intellectualiser, et vous créez. Ceci compense largement le sentiment d’avoir été illettré. En sixième, j’étais en échec. J’aurais pu mal tourner : la cuisine m’a sauvé. Elle m’a permis de m’exprimer. L’une de mes grands-mères était cantinière, mon grand-père maternel était boucher-charcutier. Ma grand-mère cuisinait très simplement mais très bon. Je dis souvent que ma madeleine de Proust est un œuf avec de l’oseille et avec des épinards. Des épinards, pour un enfant, c’est déjà un peu à contre-courant. Je me rends compte que j’avais déjà compris beaucoup de choses en assimilant ce plat très simple qui réunit le gras de l’œuf, l’acidité de l’oseille, les épinards. Il ne demandait pas de technique, mais quelle émotion ! Le côté chaleureux et gras de l’œuf qui vient contrebalancer l’aiguillon de l’oseille. Déjà le Yin et le Yang qui participent au premier cercle de ma créativité et de ma construction culinaire.

J’ai évoqué mon frère. Il avait dix-neuf de moyenne sans bûcher, des facilités dans tous les domaines. Je pense que j’avais les mêmes capacités que lui mais la dyslexie a tout compliqué. Je l’ai accepté, ceci m’a enrichi d’une autre façon, comme mon fils handicapé. J’ai été obligé d’aller chercher beaucoup de choses au fond de moi pour dépasser les rancœurs et les conflits.

L’importance de l’eau

Je me rends compte que je parle peu de cuisine. Je suis capable d’évoquer longuement la genèse d’une recette.

Ce sera pour une autre fois ? En réalité, on n’arrête pas de parler de cuisine, mais en parcourant différents cercles qui sont en écho avec elle.

C’est de là que jaillit toute la créativité. Encore une référence à l’eau.

Les Savoyards mettent en avant des évidences. Le territoire, ce serait les montagnes. Mais ce qui permet et crée le mouvement, c’est l’eau.

Le cycle de l’eau est essentiel à celui de la vie, de la nature. Ma connexion très forte à la nature me rend sensible aux transformations actuelles. Je les ressens et les transmets forcément. On a parlé des différents prismes. Certains restent à la surface, au niveau des évidences, comme les touristes qui parcourent Annecy, font des photos et repartent sans avoir senti émotionnellement ce que peut apporter la ville. Ils sont dans le superficiel. J’ai toujours eu du mal avec ce mode de fonctionnement qui ne sert à rien.

Une approche holistique

Pour Benoît, retour aux éléments, à la matière. La terre qui raconte une histoire. Le bois. Il va refaire les plateaux des tables du restaurant. Son approche holistique s’exprime dans chaque composant, dans chaque détail. Son besoin de cohérence et d’harmonie balaie certains souvenirs douloureux de sa période d’apprentissage : provocations, mépris, bagarres parfois, retour dans le milieu familial. Retour dans le métier, ambivalence de certains grands noms.

S’accepter !

J’ai beaucoup aimé la philosophie de Michel Trama, qui était un autodidacte, donc capable d’exprimer des choses très personnelles, mais mon départ de sa maison a été difficile. Ma capacité de résilience m’a permis de passer les barrages professionnels et humains malgré les blessures et les humiliations. J’ai moi-même été très dur avec ma brigade, pendant des années, parce que j’étais très dur avec moi. Je n’acceptais pas de faiblesse chez moi. Ma journée, c’était de six heures à une heure du matin. Pas de fissure : je devais être incriticable ! Quand on est dans l’hyper contrôle, on fait du mal à tout le monde autour de vous et vous souffrez vous-même. Où était passé le petit garçon souriant, avec sa bonne bouille ?

La culture participe à l’équilibre

Pour me sortir de ma mésaventure de Val d’ Isère, l’humour m’a été nécessaire. Je reprends la formule que j’ai déjà citée «  Je ne veux pas être la victime du capitalisme. » Les images et les métaphores sont importantes, elles aussi. Le premier jouet que mes parents m’ont offert est un bateau de pirates. Avec Val d’Isère, je me suis dit «  Je rends le bateau de pirates au Capitaine Crochet, et Peter Pan s’en va jouer sur les bords du lac d’Annecy ! » Mon livre préféré est Les raisins de la colère de Steinbeck. Ma bibliothèque de livres de cuisine remplirait toute une pièce. J’ai adoré Giono, Le hussard sur le toit. Ellroy, l’écriture punchy, speed. Tarantino pour la construction de ses films. Christopher Nolan pour l’intelligence atypique de ses scénarios. J’écoute des vinyles pour le côté tactile et le son différent. J’aime la musique ; les rockers ont une connexion très forte. L’outil électrique envoie des vibrations. Un album est une construction, comme un menu, avec un début, une structure harmonieuse mais pas régulière, comme les montagnes. Après, un morceau un peu plus fort, plus gras et quelque chose de plus aigu ou plus doux qui vienne contraster. Une alchimie se crée dans cette harmonie, une cohérence des contraires.

Kubrick, Babouillec nourrissent à leur tour la conversation.

Rechercher le vrai, rejeter l’emballage et le formatage

Pour moi la standardisation est une agression visuelle, une agression de sens. Quand j’achète un produit, je vire l’emballage.

L’emballage, l’ego peuvent aussi être insupportables chez certaines personnes.

J’ai besoin d’interactions vraies, de profondeur. Mon métier me procure cette richesse humaine. Je rencontre toutes les couches de la société. Je veux réunir ici un côté populaire, avec un bistrot, et un volet étoilé. Je veux partager avec tout le monde. Je ne veux pas être élitiste. Mes difficultés scolaires auraient pu m’orienter vers une voie peu valorisante. Quand j’ai commencé, d’ailleurs, être cuisinier ne donnait pas un statut très reconnu. Aujourd’hui, les chefs sont très médiatisés. Il faut remettre le métier à sa vraie place. Pour moi, il me permet de goûter les meilleurs produits du monde entier ! De rencontrer des céramistes ou d’autres créateurs passionnés. Je suis parti plusieurs fois au Japon, six fois au Brésil. Et on me paie pour ça ! Ces voyages, comme les livres, me nourrissent.

La voix de Benoît Vidal est douce, presque confidentielle et traduit pourtant en permanence une forme d’exclamation. Peut-être le bonheur discret de vivre.

Le marché à Salvador de Bahia ? Un mélange coloré, la mixité sociale, la multiculture, les mélanges entre Africains, Portugais, Indiens apportent profondeur et complexité.

Voyager, associer…

Comment est-il possible de capter toutes ces influences et de rester soi ?

Ma connexion avec ces peuples premiers est naturelle. Elle relève du chamanisme. La personne, une Française, qui vit au Brésil et qui m’y a fait venir, lors d’un repas, s’est mise à pleurer en disant «  Je n’ai jamais ressenti ça avec un autre chef ». Des stagiaires m’ont dit « On va vous emmener en Inde, vous allez adorer. » Ce sera ma prochaine destination. Ces cultures m’attirent. J’adore Hugo Pratt.  Je suis connecté avec le personnage de Corto Maltese et avec son univers. C’est un marin.

   Au Brésil, on utilise beaucoup le coumarou, la fève  tonka. Je l’apprécie pour son côté vanillé qu’on retrouve dans la reine des prés et dans le mélilot. J’utilise beaucoup le foin dans mes préparations. Je fais du vélo pour me changer les idées, un jour, je passe alors qu’on faisait les foins. Je remarque l’odeur, je l’associe à la fève  tonka. La même molécule, la coumarine, me fait voyager d’un bout à l’autre du monde ! Et maintenant, j’associe la fève tonka et la glace au foin. Sans avoir eu besoin d’intellectualiser la démarche. C’est l’émotionnel qui s’exprime. Ce qu’il y a de plus profond en moi. Le cerveau est intervenu après.

Le pouvoir des mots

La nourriture bien conçue apporte de l’énergie, mais aussi des émotions, bien sûr, et du souvenir. Cette longueur en bouche devient du souvenir en mémoire.

L’an dernier, Marielle et moi sommes allés au musée des Confluences. Il y avait d’ailleurs une exposition consacrée à Corto Maltese, avec cette baleine géante. Il s’est alors passé quelque chose. Toute une cohérence née du cycle de l’eau. J’ai revu ma carte parce que mes sens avaient donné un sens à ma vie. Vous parlez de mémoire. Notre legs génétique y participe. Parfois il faut le dépasser. Les générations passées nous ont donné un héritage qui nous rend plus forts. Nous vivons dans la continuité des vies de nos ancêtres, en bénéficiant de tout le savoir accumulé, mais il ne faut pas qu’il nous alourdisse. Je travaille aussi de façon à transmettre. Actuellement, j’écris des mots : onde, orée des bois, lisière, berge, sentier. J’aime ces mots, leur sonorité, ils créent un univers et je vais aller puiser dans mon arborescence intérieure, dans mon arbre magique ce qui correspond.

Ces quelques mots évoquent les limites et le mouvement, qui se rejoignent dans l’idée de rencontre.

Nous avions rapidement esquissé un lien avec Tolkien, linguiste qui a inventé des langues et ensuite des histoires pour que ces langues puissent vivre, s’incarner ?

C’est un peu le même processus. Nous sommes allés voir l’expo Gainsbourg à Beaubourg. Il plaçait plein de mots, il aimait la langue, et après il jouait, il raturait, il refaisait… Je fais pareil ! Pour moi, le temps passé à la création n’est pas du travail.

Nous parlions de livres de cuisine. Vous avez des préférés ?

La cuisine c’est plus que des recettes, d’Alain Chapel. Le premier livre de Michel Bras et un livre de Roellinger, que j’aime beaucoup. Ce serait le tiercé….

Les gariguettes de maman

  Je voulais vous parler des fraises que faisaient mes parents quand j’étais petit, en plus de leur travail. Il faut dire que c’était un peu tendu économiquement pour eux. On leur en présente une variété promise à un grand avenir, la gariguette. Ils ont été les premiers à faire de la gariguette dans le sud de la France. Mon frère et moi aidions après l’école, ou le dimanche. Maman faisait les marchés le dimanche, en plus de son travail. J’adorais l’accompagner, par exemple chez le pâtissier du village qui ne voulait que des gariguettes. J’allais dans sa cuisine. Au marché, on avait un petit étal sur lequel on mettait le contenu de sept ou huit cagettes de fraises. On partait avec notre 2 Chevaux breack. Il faut recontextualiser. Années 80, frontaliers avec l’Espagne. Partout des fraises espagnoles qui coutaient que dalle, insipides, creuses. Ma mère ne se démontait pas. Elle disait «  Vous en goûtez une chez moi. Vous goûtez là-bas, et vous revenez. » Les gens revenaient et ils achetaient nos fraises. Elles étaient plus chères, mais tellement bonnes ! J’ai été éduqué avec cette philosophie qui consiste à faire peu mais bien plutôt que beaucoup mais médiocre.

Et il devait y avoir le bruit de la 2 Chevaux !

Une madeleine de Proust sonore, oui.

L’émotion en souvenir

Il paraît que la madeleine en question a d’abord été une biscotte.

Ma madeleine a été l’œuf à l’oseille. Et puis, ce n’est pas le bruit qui compte, mais l’émotion. Le souvenir de l’enfance. L’émotion associée à l’aliment. Et aujourd’hui, j’associe des aliments pour faire des émotions. J’inverse le processus de la madeleine. Je cherche à créer de l’émotion pour laisser un souvenir.

Souvenir qui est lui-même moteur d’émotions.

C’est l’œuf et la poule, le cycle qui ne finit pas. Quel est le début ? Quelle est la fin ?

Dessert

Pour prolonger cette conversation à bâtons rompus, pourquoi pas un dessert ? Une tarte aux mirabelles, par exemple ? Une vraie tarte qui ferait un pied de nez aux baffes reçues par Benoît au cours de son apprentissage ? Une tarte, en guise de madeleine de Proust, tirée de l’album Le secret des parents coréalisé par Nicolas Mathieu et Pierre-Henry Gomont . Goûtez-y et vous apprendrez comment ne pas oublier l’enfant que vous avez été. Le secret ? Ce n’est pas l’œuf ou la poule, mais l’œuf et la poule ! Nous rejoignons ici l’oxymore existentiel cher à Michael Edwards. Être et ne pas être. L’alignement dont parle Benoît Vidal rejoint le propos de Jean-François Billetter, qui parcourt toute son œuvre et ramassé dans son dernier livre Une révolution de la pensée.  » Nous sommes libres quand nous agissons de façon nécessaire, selon une nécessité née en nous. Quand nous n’agissons pas ainsi, nous vivons mal… » Encore un peu de tarte aux mirabelles?

La puissance de la douceur

Dans Puissance de la douceur Anne Dufourmantelle écrit « Certaines choses sont appelées à se réaliser selon un principe intrinsèque à leur nature. Elles seront dites : en puissance. Elles portent un processus en sommeil dans leur propre devenir. Présentes au plus intime du vivant, elles sont une germination (dynamis en grec) dont le déploiement relève du temps même…

Une graine contient un arbre « en puissance », bien que dans sa réalité matérielle rien ne permette de le discerner….

    La douceur comme puissance détermine le mûrissement de ce qui est jusqu’alors inactivé dans la chose même… » Des graines d’eau, comme des graines en puissance capables de révéler, d’exprimer (au sens littéral) ce que contient la nature qui porte et nourrit?